M Moi
PAGES ACTUELLES ,1914-15 ■ Noe,l - 10.
BLOUD & GAY, Editeurs, 7, Place Saint-Sulpice
(PARJS-Vl«i ■E*t-cours de publication :
" PAGES ACTUELLES "
Nouvelle Collection de volumes in=16. Prix: 4^.4»4>
Vie nnc nt ée-^ara+tre : N° 1. Le Soldat de 1914,
par René Doumic, de l'Académie Française. N° 2. Les Femmes et la Guerre de 1914,
par Frédéric Masson, de l'Académie Française. N° 3. La Neutralité de la Belgique,
par Henri Welsciiinger, de l'Académie des Sciences morales et politiques. N° 4. L'Année sublime,
J)ixcuiirsj)ro/ioncé à l'Institut le iy décembre IQ16, par Etienne Lamy, Secrétaire perpétuel de l'Académie Française. N° 5. Rectitude et Perversion du Sens national,
par Camille Julliax, Membre de l'Institut, Prolésseur au Collège de Fiance. N° 6. L'héroïque Serbie,
par Henri Lorin, Professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux. N° 7. L'Esprit Allemand. (De Kant à Krupp),
par Léon Daudet. N° 8. Patriotisme et Endurance, 4
par S. Em. le Cardinal Mercier, Archevêque de Malines. N° 9. L'Armée du Crime,
par Windex, d'après le Rapport officiel de la Commission française d'enquête Nu 10. La Cathédrale de Reims,
par F mile Mâle. Nu 11 Le Général Joffre, par G. Blaxchon.
S. Ém. le Cardinal MERCIER, Archevêque de Malines.
LE MODERNISME
1 volume in-16 de la collection Science et Religion. Prix : 0 IV. 60
Pari - Imp. I'aii. Dupont (Cl.) 33.1.13
N°a "Pages actuelles
j()J4-i()j5
Le Soldat de 1914
LE SALUT AUX CHEFS
René DOUMIC
de V Académie française
BLOUD et GAY, Éditeurs
7, PLACE SAINT-SULPICE, PARIS
M. René DOUMIC
de l'académie française
Le Soldat
de 1914
<=§=» <=jo «3*
Le Salut aux Chefs
PARIS BLOUD & GAY, ÉDITEURS
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
1915
Le Soldat de 1914
a)
Mi
Le soldat de 1914... Nous ne pensons qu'à lui. Nous ne vivons que pour lui, comme nous ne vivons que par lui. Je n'ai pas choisi ce sujet : il s'est imposé à moi. Je m'excuse seulement de venir, en costume d'apparat, avec une épée inutile, vous parler de ceux dont l'uniforme est troué de balles et le fusil noir de poudre. J'ai honte surtout de mettre une voix si
(1) Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies, le 26 octobre 1914.
- 4 —
faible au service d'une si grande cause. Mais qu'importent les mots, puisque les plus éclatants pâliraient auprès des actes dont chaque jour nous fait les témoins ? A l'heure des actes, nous n'avons, nous, que des mots : qu'ils aillent du moins, ces mots, jaillis du cœur, porter à ceux qui, là-bas, vers la frontière, se battent pour la patrie, l'élan de notre reconnais- sance et la ferveur de notre admiration ! Toute notre histoire n'est que celle de la vaillance française, ingénieuse à prendre des formes diverses et à s'adapter chaque fois aux conditions différentes de la guerre. Soldats du Roi ou de la République, vieux grognards qui grognaient toujours et sui- vaient quand même, jeunes Marie-Louise qui déchiraient la cartouche d'une lèvre enfantine, vétérans des combats d'Afrique, cuirassiers de Reischofïen ou mobiles de la Loire, tous, ils ont fait, à l'instant du
— 5 — devoir et du sacrifice, tout ce que la France attendait de ses enfants. Or, voici qu'à son tour s'est levé pour cette guerre le soldat qu'il fallait. Et, après tant de héros, il a inventé une forme nouvelle de l'hé-
Je dis le soldat. C'est bien le soldat qu'il faut dire. Ici commence ce qu'une seule expression désigne clairement le miracle français. Car cette union natio- nale, où toutes les opinions se sont confon- dues, n'est qu'une image de l'unité qui tout de suite s'est faite dans notre armée. Certes, quand la guerre a éclaté, elle a trouvé prête et l'arme au pied la France militaire : simples troupiers, officiers dont aucun n'ajamais douté qu'un jour il con- duirait ses hommes au feu, et cet admi-
- G —
rable état-major qui, sans jamais se laisser détourner de son but, poursuivait son œuvre dans le silence et le recueillement. Mais il y avait, à côté de cette France année, une autre France, la France civile, qu'une longue paix avait habituée à ne pas croire à la guerre, et qui surtout, en songeant aux horreurs d'une Europe à feu et à sang, ne pouvait concevoir qu'aucun être au monde en assumât la responsa- bilité devant l'histoire. La guerre est venue surprendre l'employé dans son bureau, l'ouvrier à son atelier, le paysan dans son champ. Elle les a arrachés à l'intimité de leur loyer, aux douceurs de la vie de famille qui, en France, est plus douce qu'ailleurs. Il leur a fallu laisser à la maison des êtres tendrement aimés. Ils ont, une dernière fois, serré dans leurs bras la chère com- pagne, si émue mais si lière, et les enfants dont les plus grands ont compris et non-
— 7 -
blieront pas. Et tous, l'artiste et l'artisan, le prêtre et l'instituteur, ceux qui rêvaient de la revanche et ceux qui rêvaient de la fraternité des peuples, ceux de toutes les idées, de toutes les professions, de tous les âges, en prenant leur rang dans l'armée, ont pris son urne, une même àme, et sont devenus le même soldat.
La guerre qui attendait ces hommes, dont beaucoup ne semblaient pas faits pour la guerre, c'était une guerre dont on n'a jamais vu la pareille. On nous a parlé de guerres de géants, de batailles des na- tions, mais on n'avait jamais vu une guerre s'étendre de la Marne à la Vistule, on n'avait jamais vu des batailles déve- lopper leur front sur des centaines de kilo- mètres, durer des semaines sans s'inter- rompre ni jour ni nuit, et mettre aux prises des millions d'hommes. Et jamais, dans ses pires cauchemars, l'imagination
— 8 —
hallucinée ne s'était représenté les progrès réalisés aujourd'hui dans l'art de faucher les existences humaines. L'armée alle- mande, — à qui l'Etat allemand n'a jamais rien refusé, ni son appui moral, ni l'argent, nerf de la guerre, — a pu profiter de tous ces perfectionnements, mettre en formule la violence qui brusque l'attaque, préparer l'espionnage qui guette l'ennemi désarmé, organiser jusqu'à l'incendie, et devenir ainsi, forgé par quarante-quatre années de haine, le plus formidahle outil de destruc- tion qui ait encore semé la ruine et la mort. Elle arrivait forte de l'irrésistible poussée de ses masses, dans un déchaînement de tempête, dans un grondement de tonnerre, furieuse d'avoir vu se dresser sur son passage ce petit peuple belge qui vient d'inscrire son nom au premier rang des nations chevaleresques. Et déjà ses chefs se voyaient maîtres de Paris, qu'ils mena-
— 9 — çaient de réduire en cendres — et qui n'a pas tremblé.
C'est à la rencontre de ce colosse de guerre qu'a marché notre petit troupier. Et il l'a fait reculer.
Dans cette guerre nouvelle, il apporte d'abord les qualités anciennes, qui sont les qualités de toujours.
Le courage, n'en parlons pas. Le cou- rage, est-ce qu'on en parle? Lisez seule- ment les brèves citations à l'ordre de l'ar- mée. Le brigadier Voituret, du 2e dragons, blessé mortellement au cours d'une recon- naissance, crie : « Vive la France ! Je meurs pour elle, je suis content ! » Le ca- valier de lre classe Chabannes, du 18e chas- seurs, désarçonné et blessé, répond au major qui lui demande pourquoi il ne s'est
— 10 —
pas rendu : « Nous autres, en France, nous ne nous rendons jamais ! » Et ceux qui, mortellement blessés, restent à leur poste, afin de tenir avec leurs hommes jus- qu'au bout ! Et ces blessés qui, nous en sommes tous témoins, n'ont qu'un désir : retourner au feu ! Et celui qui, à jamais mutilé, me disait : « Ce n'est pas cela qui me fait de la peine, mais c'est que je ne verrai pas le plus joli ! » Ceux-là, et les autres, et les milliers d'autres, parlerons-nous de leur courage, et qu'est-ce que cela signifierait de dire qu'ils ont du courage ?
Mais quel élan ! C'est le seul reproche qu'il y ait à leur faire : ils sont trop ardents, ils n'attendent pas l'instant de charger, de pousser l'ennemi la baïonnette dans les reins. Quel entrain ! Quelle gaieté ! Toutes les lettres de nos troupiers débordent de belle humeur. On s'est demandé d'où vient ce sobriquet blagueur: les Boches! Il vient
— 11 —
d'où tant d'autres sont venus ; il a pour auteur personne et tout le inonde : il est le produit spontané de cette humeur gau- loise qui raille le danger et tout de suite prend avec lui des familiarités. Quelle fierté ! Quel sentiment de l'honneur ! Tandis que l'officier allemand, placé der- rière ses hommes, les pousse comme un troupeau, le revolver au poing et l'injure à la bouche, on n'entend de notre côté que ces mots, cesbeauxmots, ces mots radieux : « En avant... Pour la Patrie ! », appel de l'officier français à ses enfants qu'il en- traine en leur donnant l'exemple, en allant au feu le premier, devant eux, à leur tête. Et, suprême parure, quelle grâce dans la bravoure ! Quelques instants avant d'être emporté par un éclat d'obus, le colonel Doury répond à l'ordre de résister surplace et à outrance : « C'est bien : on résistera. Et maintenant, pour mot d'ordre : le sou-
— 12 —
rire. » C'est comme une fleur jetée sur la brutalité scientifique de la guerre moderne, ce ressouvenir de la guerre en dentelles. . . Voilà le soldat français tel que nous lavons toujours connu, à travers quinze siècles d'histoire de France.
Le voici maintenant tel que nous ne le soupçonnions pas et tel qu il vient de se révéler.
Aller de l'avant, oui, mais se replier en ordre, comprendre qu'une retraite peut être un chef-d'œuvre de stratégie, trouver en soi cette autre sorte de courage qui con- siste à ne pas se décourager, savoir attendre sans se laisser démoraliser, garder inébran- lable la certitude du résultat final, c'est une vertu que nous ne nous connaissions pas : la patience. Elle nous a valu notre victoire de la Marne. Un chef la person-
— 13 —
nifie, le grand chef, avisé et prudent, mé- nager de ses hommes, résolu à ne livrer bataille qu'à son heure et sur son terrain, et vers qui se tournent aujourd'hui tous les regards du pays calme et confiant.
Emporter une position d'assaut, oui, mais rester impassible sous la pluie de la mitraille et l'éclatement des obus, dans le bruit infernal et l'épaisse fumée, tirailler contre un ennemi qu'on ne voit pas, dis- puter pied à pied un terrain semé de pièges, reprendre dix fois le même village, creuser le sol pour s'y tapir, épier, pen- dant des jours et des jours, l'instant où la bète traquée s'aventurera hors de son ter- rier, ce flegme et ce sang-froid, les avons- nous appris au voisinage de nos alliés an- glais? Toujours est-il que les Anglais sont les premiers à louer notre armée pour son endurance et sa ténacité.
Cueillir sur le champ de bataille le lau-
- 14 —
rier des braves, oui. Nous tous, Français, nous sommes amoureux de la gloire. Les récits de guerre que nous avons lus, en- core enfants, enlèvements de redoutes, fougueuses chevauchées, luttes furieuses autour du drapeau, nous laissaient tout frémissants et, comme les Athéniens, au sortir d'une tragédie d'Eschyle, brûlai eut de marcher à l'ennemi, le livre fermé, nous rêvions de combats où nous illustrer. De- puis lors, la littérature militaire s:est bien modifiée, et les communiqués sur lesquels se précipite deux fois par jour notre avi- dité de nouvelles ne nous entretiennent d'aucune de ces prouesses. « A l'aile gauche, nous avons progressé... A l'aile droite, nous avons repoussé de violentes contre-attaques... Sur le front, situation inchangée. » Où sommes-nous ? Quelles troupes ? Quels généraux ? Rien de tout cela. Le voile de l'anonymat recouvre les
— 15 —
actions d'éclat, comme la barrière d'un mystère impénétrable protège le secret des opérations. Donc, ils ont supporté toutes les fatigues et bravé tous les dangers, ils n'ont jamais su le matin si le jour qui se levait n'était pas leur dernier jour, et les plus savantes manœuvres et les plus hardis faits d'armes s'estompent, s'effacent, se perdent dans la prose volontairement in- colore d'un bulletin énigmatique. Mais ce sacrifice-là aussi, ils l'ont fait. Etre, à la place qui leur est assignée, une part grande ou infime de l'œuvre commune, c'est toute la récompense qu'ils ambitionnent. Etait- ce bien d'hier, le mal de l'individualisme ? Le soldat de 1914 nous en a guéris. Jamais on n'avait poussé plus loin le désintéresse- ment de soi et la modestie.
Disons-le d'un mot : jamais on n'avait fait d'aussi grandes choses aussi simple- ment.
16
Ah ! c'est qu'il sait, lui, pourquoi il se bat ! Ce n'est pas pour l'ambition d'un souverain ou pour l'impatience de son héritier, pour la morgue d'une caste de hobereaux ou pour le gain d'une firme de commerçants. Non. Il se bat pour la terre où il est né et où dorment ses morts, il se bat pour délivrer le sol envahi et lui ren- dre les provinces perdues, pour son passé frappé au cœur par les obus qui ont bom- bardé la cathédrale de Reims, pour que ses enfants aient le droit de penser, de parler, de sentir en français, pour qu'il y ait encore dans le monde, qui en a besoin, une race française. Car c'est bien à cela que vise cette guerre de destruction : la destruction de notre race. Alors la race s'est émue jusque dans ses plus intimes
— 17 —
profondeurs ; elle s'est redressée tout en- tière et ramassée sur elle-même ; elle a rappelé du plus lointain de son histoire toutes ses énergies, pour les faire passer dans celui qui est aujourd'hui chargé de la défendre : elle a mis en lui, avec la vail- lance des anciens preux, l'endurance du laboureur penché sur son sillon, la modestie des vieux maîtres qui ont fait de nos cathé- drales des chefs-d'œuvre anonymes, et la probité du bourgeois, et la patience des petites gens, et cette conscience du devoir que les mères enseignent à leurs fils, toutes ces vertus qui, élaborées d'une génération à l'autre, deviennent une tradition, la tra- dition d'une race laborieuse, forte d'un long passé et faite pour durer. Et ce sont elles, toutes ensemble, que nous admi- rons chez le soldat de 1914, image com- plète et superbe de la race tout entière. Quand elle poursuit ce but, le plus noble
2
— 18 —
de tous, la guerre est sublime et tous ceux qui y entrent en sont comme trans- figurés. Elle exalte les âmes, elle les élargit, elle les purifie. A l'approche du champ de bataille, une ivresse sacrée, une sainte allégresse s'empare de ceux à qui a été réservée cette joie suprême de braver la mort pour la patrie. La mort, on la voit partout, et on n'y croit plus. Et quand, certains matins, au son du canon qui mêle ses grondements à la voix mystique des cloches, dans l'église dévastée qui, par toutes ses brèches, montre le ciel, l'aumô- nier fait descendre, sur le régiment qu'il accompagnera tout à l'heure au feu, la bé- nédiction d'en-haut, tous les fronts se cour- bent pareillement et sentent passer sur eux le grand souille qui vient de Dieu.
Hélas ! la beauté de la lutte ne m'en cache pas les tristesses. Combien sont partis, pleins de jeunesse et des-
— 19 —
pérance, et ne reviendront pas ! Combien déjà sont tombés avant d'avoir vu se réa- liser ce qu'ils ont tant souhaité, semeurs qui, pour féconder la terre, l'ont arrosée de leur sang et n'auront pas vu lever la moisson ! Du moins leur sacrifice n'aura pas été inutile. Ils ont réconcilié leur patrie divisée, ils lui ont fait reprendre conscience d'elle-même, ils lui ont rappris l'enthou- siasme. Ils n'ont pas vu la victoire, mais ils nous l'ont méritée. Honneur à eux, frap- pés les premiers? et gloire à ceux qui les vengeront ! Nous les embrassons tous dans le même culte de la même piété.
Puisse, grâce à eux, s'ouvrir une ère nouvelle et naître un monde ou les peu- ples respireront plus librement, où des injustices séculaires seront réparées, où là France, relevée d'une longue humiliation, reprendra son rang et renouera la chaîne de ses destinées ! Alors, dans cette France
— 20 —
assainie, vivifiée, quel réveil, quel renou- veau, quelle sève, quelle floraison magni- fique ! Ce sera ton œuvre, soldat de 1914. Nous te devrons cette résurrection de la patrie bien-aimée. Et plus tard, et toujours, dans tout ce qui se fera chez nous de beau et de bien, dans les créations de nos poè- tes et dans les découvertes de nos savants, dans les mille formes de l'activité natio- nale, dans la force de nos jeunes gens et dans la grâce de nos filles, dans tout cela qui sera la France de demain, il y aura, cher soldat si brave et si simplement grand, un peu de ton âme héroïque.
Le Salut aux Chefs
a)
Depuis bientôt deux mois, la France ne vit que par eux : jamais elle n'a été plus fière, plus calme, plus résolue. Nos des- tinées sont entre leurs mains, uniquement : jamais nous n'avons eu une confiance plus assurée dans les destinées de la France. C'est pourquoi je voudrais leur adresser ces quelques mots de salut, leur dire notre reconnaissance et notre admiration.
A aucune époque de notre histoire, la valeur de nos troupes n'a fait ques- tion. En 1870, le soldat français est allé au feu avec le même élan, avec la même bravoure que toujours : il a, tout au long
(1) Revue hebdomadaire, 20 septembre 1914.
— 22 —
de cette guerre désastreuse, écrit avec son sang quelques-unes des plus belles pages de l'héroïsme. Mais nous n'étions pas com- mandés. Nous avions des généraux bril- lants, hardis, chevaleresques, dont l'action isolée aboutissait à des prouesses sans lendemain; il n'y avait pas de direction d'ensemble. Ni plan, ni ordre, ni méthode. Des efforts qui n'étaient pas coordonnés, étaient condamnés d'avance. Après les grands revers, on ne pouvait plus que sauver l'honneur. Paris et l'armée de la Loire s'en sont chargés.
Cette fois, nous avons des chefs. Je n'en veux qu'une preuve : la cohésion qu'a jus- qu'ici conservée notre armée et qui lui donne, en dépit de ses pertes, la sensation d'être intacte. Il va sans dire que je n'y con- nais rien : mes impressions sont celles du premier venu, qui passe sa journée comme tout le monde, entre le dernier commu-
— 23 —
nique et la carte. Cette guerre est cruelle- lement meurtrière, comme il était facile de le prévoir. Nous avons perdu beau- coup de soldats et tant d'officiers ! ils se tiennent debout sous la mitraille pour être vus de leurs hommes, à leur tête pour les entraîner : les Allemands, qui le savent et savent aussi qu'une troupe privée de ses officiers devient un troupeau, les prennent pour cible. Nous avons eu déjà bien des régiments décimés. Pourtant le généra- lissime ne cesse de le répéter, et cela est strictement vrai : notre armée est intacte. Elle est intacte parce qu'elle est maîtresse de ses communications, parce que jamais la liaison entre ses divers éléments n'a été rompue, parce que rien n'a été entamé de ce qui fait d'elle un organisme. Avoir su garder à la France toute son armée après cinquante jours d'une campagne furieuse, c'est éminemment œuvre de chefs.
— 24 -
Cette armée, nos chefs savent on ils la mènent et pourquoi. Ce sont des manœu- vriers remarquables. A travers le laconisme des renseignements qui nous parviennent, nous devinons une idée qui se poursuit, un plan qui se dessine. Un plan ! Jadis un certain Trochu a fait beaucoup de tort à ce terme stratégique : le général Jonre l'a réhabilité. Il n'est personne qui n'ait com- pris la beauté de la tactique qui a ramené nos troupes des plaines de Belgique, où elles avaient dû céder au nombre, aux plaines de la Marne où elles allaient reprendre l'offensive. La manœuvre de Charleroi n'avait pas réussi : pourquoi ? nous l'apprendrons quelque jour; — une manœuvre, comme toute chose humaine, est exposée à ne pas réussir. — Quelle volonté a-t-il fallu et quelle adresse pour contenir le flot de l'ennemi et le diriger vers le champ de bataille choisi pour sa
— 25 -
défaite ? A l'heure où j'écris, on ignore en- core le résultat définitif de la bataille de l'Aisne ; mais on sait que nous avons forcé l'ennemi à prendre la situation d'une armée assiégée, et un aphorisme veut que toute ville assiégée soit une ville prise.
L'impression que donne cette tactique, un seul mot peut la définir : c'est celle d'une œuvre d'art. Ainsi elle porte la marque française. Les Allemands avec une opiniâtreté, une persévérance dans la haine qu'il importe de ne pas méconnaître, ont forgé un instrument de destruction formidable. Mais toute leur conception de la guerre ne repose que sur un dogme : la toute-puissance de la force brutale. C'est le nombre qui, par derrière les bataillons sacrifiés sans compter, permet d'en lancer d'autres, d'autres encore, toujours d'autres. C'est la masse qui fonce et enfonce comme le bélier : les hommes avancent, épaule
— 26 —
contre épaule, passent ou tombent en- semble, incapables de s'égailler. C'est la marche forcée qui inonde à la manière d'un torrent, mais aussi qui éreinte les troupes et les désarme parla fatigue. Tou- jours la poussée aveugle. Nous, jusque dans ce règne de la violence qu'est la guerre, nous faisons place à l'ingéniosité, à l'initiative de l'individu : nous ne pou- vons nous empêcher d'y mettre de l'art. Vous rappelez-vous certaines conversa- tions d'hier ou avant-hier, et comment on parlait — entre intellectuels — des généraux qui ne faisaient que leur métier de géné- raux et ne faisaient pas de politique ? Quels sourires et qui se croyaient spi- rituels ! Songez alors à ce qu'est la bataille moderne qui se développe sur un front de cent kilomètres, qui dure huit jours, qui met aux prises deux millions d'hommes ! Et songez qu'un homme a la
— 27 —
direction suprême de cette lutte gigan- tesque ! Il faut qu'il se représente, comme s'il l'avait sous les yeux, cette longue bande de terrain avec ses accidents naturels dont chacun doit être utilisé ; qu'il imagine dans ces champs, dans ces bois, sur ces collines, le long de ces cours d'eau, des canons et des mitrailleuses, de l'infanterie et de la cavalerie, l'immense muraille humaine, vivante et mouvante, dont il doit connaître exactement, et sur tous les points de son étendue, le degré de résistance et la force de poussée en avant. Tant que dure la bataille, aucun repos ni jour ni nuit : les attaques de nuit qui énervent l'adversaire, sont un élément important du succès. Lancer ou retenir ses troupes ne suffît pas, il faut deviner les mouvements de l'ennemi, prévoir son action, épier ses défaillances, s'emparer de chacune de ses fautes. Et chaque ordre donné expose à la
— 28 —
mort des milliers d'êtres humains ! Et l'en- jeu de la partie, c'est l'existence du pays !... Le grand chef a des lieutenants, sans doute ; dans le vif de l'action, il n'a pas le loisir d'analyser les difficultés de la tache et d'en peser les responsabilités, c'est entendu. Il reste une besogne démesurée. Pour ma part, je n'arrive pas à comprendre com- ment un cerveau humain peut résister à une aussi effroyable tension.
Ce qu'est la valeur morale de tels hommes, comment leurs caractères sont trempés, il suffit pour nous l'apprendre de quelques lignes du Journal officiel. L'ar- rêté qui élève à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur le général de Cas- telnau contient cette simple mention : « Depuis le début de la guerre, son armée n'a pas cessé de combattre, et il a obtenu des efforts soutenus et des résultats impor- tants. Le général de Castelnau a eu, de-
— 29 —
puis le début de la guerre, deux de ses fils tués et un troisième blessé ; il n'en a pas moins continué à exercer son com- mandement avec énergie. »
Les plus beaux textes de l'antiquité ne passent pas en éloquence cette prose sèche et impersonnelle. On rougirait d'y ajouter un seul mot.
Du général au lieutenant, ce sont les mêmes âmes. Voici l'extrait que je viens de recevoir d'un rapport sur la mort du colonel Patrice Mahon, tué à Wissembach. a Le colonel Mahon, voulant se rendre compte des forces réelles qui occasion- naient une poussée inattendue de l'ennemi, se porta à sa rencontre, encourageant nos soldats à taire face en avant. Déjà la veille, le lieutenant B. M., mort également au combat du 22 août, ayant fait respectueu- sement observer au colonel Mahon qu'il s'exposait trop aux balles ennemies, s'attira
— 30 —
cette réponse : « Mon ami, si les chefs ne donnent pas l'exemple, nous reculerons. Et il faut tenir. » Le corps du colonel Mahon a été retrouvé étendu, frappé d'une balle à la tête.
Tel est l'exemple que donnent nos chefs. Telles sont les vertus qu'enseigne le métier militaire.
Au lendemain de la guerre, beaucoup de choses auront changé en France : la place où nous mettrons beaucoup de gens ne sera plus la même : nous aurons une autre appréciation des valeurs. Dans la période qui vient de s'écouler, il faut avouer que nous avions un peu perdu le sens de ce que représente la gloire militaire dans l'histoire d'une nation. Nous avions une
— 31 —
excuse : nos récents et cuisants souvenirs. La fortune des batailles nous avait trahis : nous aurions voulu chasser les batailles de l'histoire. Elles y rentreront. Elles en sont le support et l'armature.
Si, dans tous les siècles et dans tous les pays du monde, la Victoire brille du même éclat incomparable et fascine de même tous les regards, il faut qu'il y ait à cela une raison: c'est qu'elle est le chef-d'œuvre complet, celui auquel ont collaboré toutes les facultés de l'esprit et du caractère. Elle suppose l'intelligence qui conçoit et la volonté qui exécute, la longue réflexion qui prépare et l'inspiration soudaine qui im- provise, l'enthousiasme etle sens pratique, l'élan et la patience, et, par-dessus tout, l'entier dévouement à l'idéal national. Elle est, à chaque moment de la vie d'un peuple, le résumé et l'épanouissement de tout ce qui constitue sa vitalité. Puissent
— 32 —
ces chefs, qui déjà nous l'ont ramenée, la retenir dans nos rangs ! Car la France a pu méconnaître la gloire militaire ; elle a pu la rabaisser et la calomnier : elle n'a jamais pu s'en passer.
J$f
Poitiers. - Société française d 0
BLOUD et GAY, Editeurs, 7r place Saint-Sulpice, PAfilS-6e
PRIX : 0 fr. 80
Victoires Françaises
NODVELLE BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE
Noël Aymès — IÉNA uoSpage
s).
Pierre Alain — BOUVINES 104 pages). Jean Ferratier — DENAIN uio pages). Pascal Hubert — SOLFÊRINO 96 pages). Paul Bouchard — MARIGNAN (104 pages). Yves Dormié — VILLERSEXEL.
EN PRÉPARATION :
La Bataille de la Marne
Septembre 1914-
Imp. J. ilendi, 17 Villa a A U'sia. PartM-lf. — i -.622
Nû 2
Pages actuelles " j()J4-j<)i5
Les Femmes : : : : et la Guerre de 1914
Frédéric MASSON
de f 'Académie française
Cet opuscule
est vendu au profit des blessés
de l'Hôpital de l'Institut.
BLOUD ET GAY
ÉDITEURS
7, PLACE SA1NT-SULP1CE, PARIS
Les Femmes et la Guerre
de 1914
PAU
Frédéric MASSON
DK I. ACADKMIE FRANÇAISE
û- !'*>*•
PARIS BLOUD & GAY, ÉDITEURS
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
1915
Les femmes et la guerre de 1914
Mesdames (1),
A colles d'entre vous qui s'étonneraient à bon droit que, en cette lin de novembre 1914, j'inau- gure ces conférences de l'Institut catholique, je répondrai tout simplement que, en échange de la collaboration qu'il veut bien m'accorder ailleurs, le recteur, Mgr Baudrillart, a réclamé mon concours, et qu'en vérité je lui dois trop pour pouvoir le refuser.
Voici comment s'établit cette étonnante con- nexion. Le jour même où la Commission admi- nistrative centrale de l'Institut décida d'orga- niser dans les salles de l'hôtel Thiers un hôpital pour les blessés et de m'en confier l'adminis- tration, je m'en allai avec quelque-uns de mes confrères à la Société de secours aux blessés, rue François-I01', en vue de faire, vis-à-vis du prési- dent des trois sociétés, notre confrère M. de Vogué, un acte de déférence qui fût un acte
(T) Cette conférence a été donnée le vendredi 27 no- vembre 1914, à l'Institut catholique de Paris pour l'ouver- ture des cours supérieurs de jeunes filles.
d'union. Derrière le Grand Palais, je rencontrai Mgr Baudrillart ; nous sommes de vieilles con- naissances, si je n'ose dire de vieux amis : il y a quelque vingt-huit ans, lorsqu'il sortait de l'Ecole normale et qu'il préparait sa thèse de doctorat, ce livre sur Philipe V et Louis XIV qui a assuré au premier coup sa réputation d'historien, il me fut adressé par son maître Ernest Lavisse, et il vint me consulter sur certaines parties où il m'attribuait une compétence que je n'ai pas.
Plus tard, sa vocation l'emporta. Je le retrou- vai . je le suivis ; j'ai connu l'éminenl disciple de Mgr Perraud, le Père de l'Oratoire, le fidèle des quais lointains de notre cher et vieux Paris ; j'ai connu le recteur de l'Institut catholique, admirable de dévouement et de fidélité à une œuvre dont il s'efforçait, avec une constance sans pareille, à attester et à produire la foi aux enseignements dogmatiques en même temps qu'à maintenir la haute culture classique.
Le jour donc où je le rencontrai, mon cœur bondit vers lui, et, si étrange que put paraître la proposition : « Monseigneur, lui dis-je en l'abordant, l'Institut va ouvrir un hôpital. J'en serai l'administrateur. Voulez-vous en être l'au- mônier ? »
Il accepta du premier coup et. ce jour-là. notre œuvre fut fondée.
Je sais bien que Mgr Baudrillart avait rêvé des labeurs plus brillants et plus dangereux. Il eût souhaité accompagner nos soldats sur les champs de bataille et porter sous le feu aux mourants les consolations suprêmes : mais il était retenu à
Paris par des devoirs si multiples et si pressants qu'on se demande encore comment il peut y suffire : ignore-t-on que l'admirable orateur de la chaire chrétienne, le vicaire général du cardinal-archevêque, le recteur de l'Institut catholique, est en même temps infirmier de nuit à l'Hôtel Thiers et que, par des visites presque quotidiennes, il réconforte et il console nos blessés ? Dirai-je encore que l'aumônier, après avoir apporté lui-même au plus grand nombre des mourants les secours religieux, célèbre parfois l'office des morts, et qu'à pied, à travers la ville et les faubourgs, jusqu'au lointain cime- tière de Pantin, il suit le char funèbre que nous entourons de drapeaux et que nous parons de fleurs ? Et là. dans le froid, sous la pluie, au- devant de la fosse creusée qui évoque les tran- chées delà-bas, il récite les dernières prières.
Je ne saurais séparer son image de celles qui affluent à mon souvenir et qui me représentent toutes ces pauvres mères, toutes ces pauvres femmes, dont nous avons conduit à cette plaine désolée les maris et les fils.
Nous avons vu s'épuiser devant nous la coupe des larmes. Nous avons assisté à toutes les formes que peut revêtir la douleur féminine. Nous avons vu. dans la conviction religieuse e da'ns la foi patriotique, des êtres se raidir et se crisper, demeurer presque sans larmes dans les attitudes désolées que savaient si bien rendre les vieux imagiers de notre France, ceux qui peu-
plaient la cathédrale de Reiras d'un monde de statues, expression et reflet de notre nation. Nous avons vu de pauvres êtres tondus en une sorte d'écrasement bestial, poussant, durant les heures que dure ce sinistre voyage, des cris qui n'avaient plus rien d'humain. Ces cris, ils retentissent en nous, cris de Bretagne et d'Auvergne, cris de Touraine et d'Anjou, cris de Normandie et de Bourgogne, tous les cris des filles de France pleurant leurs hommes qui sont morts.
Il n'y a point de paroles qui en puissent dire la tristesse ; mais, de ce chœur qui s'élève ainsi dans une angoisse mortelle, de ce chœur d'éton- nantes lamentations, je n'ai point distingué une parole de reproche, je n'ai point retenu une parole de haine. Leurs yeux, à la plupart de ces femmes, étaient secs ; leurs mains étaient agitées d'un tremblement ininterrompu : les mêmes mots, plus ou moins pressés, plus ou moins rauques, s'échappaient sans fin de leur gorge serrée ; ce n'étaient plus que des cris, montant et descen- dant dans une mélopée funèbre ; mais elles ne maudissaient point; elles subissaient le sacrifice.
On ne saurait dire que, sur l'instant, elles com- prissent que c était la patrie qui avait commandé: bien des choses se confondent en leur esprit, et on ne leur a point dit assez ce qu'est l'envahis- seur, ce que font ses piques contre les neutres, contre les femmes et les enfants, quels projets il avait surnousetsur nos champs, et que c'est ici le renouvellement de ces invasions qui. débou- chant des pays du Nord où la vie est misérable et pauvre, jetaient sur les contrées lumineuses
et riches des millions d'êtres allâmes dont la brutalité ne pouvait être assouvie qu'après des générations. Alors, c'étaient, comme c'eût été sans nos soldats, l'éviction du vaincu par le vainqueur, la mise en servage et en exploi- tation de l'ancien possesseur du sol par le nou- veau, la spoliation complète de celui-là par celui-ci.
Elles ne comprennent pas tout cela que très peu de gens comprennent, ne voyant pas com- ment l'infiltration pacifique et cosmopolite avait préparé l'agression militaire et avec quelle mé- thode, vraiment prodigieuse de suite et d'inven- tion, avaient été ouvertes les voies qui devaient mener le barbare au cœur du pays : mais, peu à peu, se lève devant elles l'image sacrée dune patrie idéale, d'une patrie qui s'incarne en une figure devenue sacrée : celle de Jeanne d'Arc. L'effort de dévotion qui s'est produit autour de la Vénérable contribue à la dévotion envers la patrie : l'une et l'autre se confondent, l'un et l'autre s'accroissent, et il y a là comme un miracle de plus.
L'étonnante pastoure de Domremy semble avoir repris l'épée à sainte Catherine de Fier- bois. C'est dans ce paysage où se décida sa mis- sion que fourmille l'ennemi. C'est autour de la ville où elle fut prise et où on la vendit que l'on se bat tous les jours ; c'est la cathédrale où elle mena pour le sacre son gentil Dauphin que bombardent ceux qu'elle n'eût point hésité à
-8 —
appeler les Boches, ellequi n'appelait les Anglais que les Godons.
Oui, cette ligure de Jeanne les liante, les pauvres femmes ; elles se la représentent, hélas ! telle que nous voyons son effigie dans la plupart des églises, statues sans flamme, sans intérêt, sans noblesse, statues à la grosse, moulées en plâtre ou en béton sur un modèle fourni au rabaispar un modeleur de rencontre ; où les anachronismes rivalisent avec le mauvais goût. Dans le chœur de l'admirable cathédrale de Senlis, échappée par une grâce singulière aux obus des Allemands et à leurs pastilles incendiaires, sur un haut socle qui coupe la ligne merveilleuse des colonnes, s'érige une de ces statues de pacotille. Comment croire que ce vilain spécimen d'ima- gerie religieuse produise une émotion ? C'est pourtant là ce qui arrive, car depuis le sac de la ville, toutes les femmes se pressent chaque jour pour prier autour de la statue.
Cela montre assez que les raffinés ne se ren- contrent que bien rarement avec les simples. Qu'importent à ceux ci la science et l'art de Frémiet, l'inspiration de Paul Dubois, cela, cette Jeanne d'Arc brandissant un drapeau à la mo- derne auquel il ne manque que d'être tricolore, suffit à leurs rêves ; si elle est peinturlurée de couleurs bruyantes, c'est mieux encore. Telle quelle, elle est entrée dans leurs yeux, s'est ins- tallée dans leur esprit, et son histoire, bien plus simplement que ne la raconta Anatole France, est incrustée dans la mémoire.
Jeanne d'Arc, pour nos femmes, est insépa-
rable de la France ; elle est la France même, et n'est-ce point qu'il lui sied d'être incarnée en la vierge guerrière, vengeresse de l'injustice, mar- tyre de la fidélité, championne du droit éternel ?
Ce n'est là qu'un des mille mouvements que l'àme française, l'âme féminine, éprouve en ces jours-ci, mais tous convergent au même but. Il n'est pas possible, lorsque l'on vit dans un hôpital de blessés comme je fais depuis trois mois, lorsque l'on cause tous les jours avec des femmes et des mères qui viennent s'informer d'un fils, d'un mari blessé, il n'est pas possible de ne pas être frappé de l'ardeur de leur foi.
Je ne parle pas deux, les blessés, et de ce cri que poussent certains avant même d'être étendus dans leur lit : « Un prêtre ! Amenez moi un prêtre ! »
Ce sont des mères que nous avons vues pré- parant leur fils à recevoir les sacrements, et ce n'est point là une des moindres beautés qu'elles nous révèlent. Ce sont les mères qui, lorsque j'ai commencé une campagne pour ouvrir aux aumôniers les portes des hôpitaux laïcisés, m'ont encouragé par des centaines de lettres ; je n'avais pas besoin qu'elles me poussassent, .l'avais, dès nos premiers enterrements, reçu de prêtres du Béarn.de Normandie et de Bretagne, des lettres pressantes où ils me disaient : « Dans l'épouvan- table douleur que subit telle famille, elle attend comme une consolation que vous lui disiez si son chef a reçu les sacrements. » Et. à chaque fois,
— 10 —
j'avais pu répondre : Oui, il les a reçus, et il a été consolé.
A défaut de savoir à qui s'adresser, les fa- milles font écrire par le curé de leur paroisse à la plus éminente autorité du diocèse de Paris, et voici comme preuve une lettre qui me fut confiée et que je vous livre. Elle fut envoyée d'un village du département du Nord, non loin d'Orchies qui fut détruit de fond en comble par les Allemands, sans motifs, sans prétexte, pour rien, pour le plaisir.
Ce curé disait: « Monseigneur, hommage de profond respect. Je confie cette lettre à un fuyard, puisse-t-elle vous arriver. Des habitants de la paroisse ont reçu une dépèche ainsi libellée : « Fenain (Jean-Baptiste) mort à Maison Santé Saint-Maurice. Seine. » Les parents désolés le sont d'autant plus qu'ils ignorent si leur fils a été ad ministre. Notre paroisse est très chrétienne, et on considère comme un grand malheur de ne pas recevoir les derniers sacrements. La mère me supplie de faire des recherches en vue de savoir s'il y avait au moins un aumônier à la Maison de Santé de Saint-Maurice (Seine). Puisque c'est le diocèse de Paris, permettez- moi. Monseigneur, de m'adresser directement au père du diocèse ! »
Et. je le sais, la réponse fut faite, et bien faite.
Assurément, pour refouler, ne fût-ce que pour le temps de la guerre, le sectarisme impénitent et toujours agressif, ce ne fut point chose facile ;
— li- mais il fallut bien pour cette fois qu'on écoutât le chœur plaintif de ces femmes désolées, et qu'on rendît aux blessés, fût-ce même dans les hôpitaux de l'Assistance publique et dans les hôpitaux militaires, le droit de mourir selon les traditions de leur race, selon les préceptes de leur religion, selon leur volonté.
Ailleurs, dans la plupart, sinon dans tous les hôpitaux auxiliaires, les mères et les femmes trouvent chez les infirmières de la Croix-Rouge de précieux auxiliaires . Il n'a pas fallu longtemps pour que s'éliminassent d'elles-mêmes les femmes qui étaient entrées dans les organisa- tions des diverses sociétés par snobisme, par attitude ou par ambition mondaine. La plupart ont été emportées par cette panique qui a soufflé sur Paris — et la banlieue — dans les premiers jours de septembre, et qui, avec la rapidité de l'éclair, a transporté un si grand nombre de messieurs et de dames sur les contreforts des Pyrénées. Biarritz, en effet, est charmant en sep- tembre. Tout n'alla point qu'à Biarritz, de même tout ne venait point que de Paris. Certaines ambulances se trouvèrent du jour au lendemain démunies de leurs éléments les plus décoratifs, et le malheur voulut que ce fussent les ambu- lances les plus exposées, celles où quelques jours plus tard d'humbles ambulancières et des sœurs de la Charité tombaient sous les obus.
Des centaines d'ambulances, dans les villes de l'est et du nord, se sont trouvées brusquement dans la zone dangereuse. Il veut des déserteuses belles ont rendu ce triste mot-là français), mais
- 12 -
combien peu en comparaison de celles qui restèrent et qui offrirent pour les blessés le sacrifice de leur vie ! Combien de femmes ré- solues à lout endurer s'immortalisèrent ainsi et méritèrent d'être portées à Tordre général de l'armée ! Combien seraient dignes, elles aussi, du ruban rouge — si c'était pour le ruban rouge qu'elles travaillent ! Il y a là dans l'histoire de nos ambulances un réservoir d'immortalité.
Laissons de coté les défaillances, pourvu qu'au retour de leur voyage celles qui partirent dans l'affolement d'une panique sans exemple ne paraissent point redoubler d'arrogance, ne pré- tendent point à tout régir, à accaparer, en vertu de droits régaliens, les malheureuses petites œuvres qu'il nous fallut bien improviser en leur absence, tout en demandant pardon de la liberté grande En ce temps-ci, il faut donner ce qu'on a et ce qu'on n'a pas : et je retiens ce mot de la présidente de société de secours aux blessés, que je ne louerai point, car il lui déplairait autant d'être louée que d'être nommée : « Celle de nos Sociétés qui ne sera pas ruinée à la fin de la guerre, a t elle dit. aura failli à son devoir et trahi la France. » Espérons que l'on ne sera ruiné qu'après la complète victoire, et qu'on portera jusque-là le lourd fardeau : tout de même, à ce moment-là. on aura des histoires à conter.
Laissons de côté les brebis qui. d'elles-mêmes, ont sauté du vaisseau qui portait Panurge et sa fortune : tournons-nous vers l'immense troupeau,
— 13 —
la troupe magnifique des femmes françaises qui ont voulu être infirmières et qui se sont montrées d'un dévouement, d'une générosité, d'une abné- gation que jamais l'imagination la plus fertile n'eût pu formuler.
Comment se figurer les besoins auxquels il faudrait parer ? Comment réaliser qu'une armée française de près de quatre millions d'hommes se battrait constamment depuis bientôt quatre mois? Comment calculer d'avance un tel nombre de blessés ? Comment rêver qu'à des centaines demilliers de blessés français, il faudrait joindre, sinon en nombre égal, au moins dans une pro- portion presque approchée, des blessés belges, des blessés anglais, des blessés allemands ? Et de toutes les maisons hospitalières, où l'on eût accueilli tous ces blessés, l'esprit sectaire, l'odieux esprit de persécution et de haine, avait chassé les religieuses qui, dans toutes les guerres précédentes, et surtout en 1870, avaient été, avec les Frères des racoles chrétiennes, les plus pré- cieux auxiliaires du Service de santé.
Durant ces dernières années, il avait été de mode pour les dames et les demoiselles de passer, après quelques vagues conférences, un examen qui n'avait ni valeur ni sanction. Elles avaient appris à faire, sur le bras d'un mannequin bien sage, un pansage correct et bien tiré qui réjouissait l'œil par sa blancheur et sa propreté. Quelques dames avaient été jusqu'à feuilleter des planches d'anatomie, mais cela leur avait tourné sur le cœur. Un peu plus instruites étaient celles qui, admises à faire un stage
- 14 —
dans certains hôpitaux, avaient au moins vu palpiter la chair humaine et avaient appris des internes comment ils faisaient un pansement. Seules, avaient une expérience des blessures de guerre, les rares infirmières diplômées qui cédant à une vocation admirable, cherchant parfois l'oubli et la consolation dans une charité héroïque, avaient accompagné nos soldats au Maroc et leur avaient prêté leurs soins avec une inlassable bonne volonté. Elles avaient affronté les maladies surtout, mais au moins savaient- elles soigner et savaient-elles ce que c'est que soigner.
Dans un hôpital bien tenu, ce sont les chirur- giens, les médecins, les doctoresses, qui font les pansements. 11 est rare que les infirmières pan- sent et jamais les grands blessés. Pour qu'on leur abandonne une opération si délicate, d'où dépend la vie d'un homme, il faut des garanties qu'un bien petit nombre peut offrir ; il faut des études médicales déjà avancées, un stage pro- longé dans les hôpitaux, une préparation tech- nique singulièrement longue, et une habileté manuelle qui est un don.
Sans doute est-il des femmes n'ayant aucune habitude de douter d'elles-mêmes, auxquelles il prend un matin de panser les blessés, les grands blessés, pas moins ! Leur aplomb et leur audace leur tiennent lieu de diplômes. D'ailleurs leur génie suffit. A elles peut-être, mais point aux patients ! Le pis est qu'on les
— 15 -
laisse faire. Est-il vrai qu'il est, en province surtout (car à Paris, il faut espérer que l'Ins- pection du Service de santé y pourvoit), des hôpitaux où l'on tient pour constant qu'un pan- sement est une chose sans importance que tout le monde peut faire, avec n'importe quels pan- sements, sans outillages, sans pinces, en bandant le linge sale avec des mains sales ?
Peut-être croit-on remplir ainsi vis-à-vis des blessés un acte de charité : on les tue. Si l'on échappe aujourd'hui — presque entièrement — aux contagions qui, voici un demi-siècle, ra- flaient en quelques heures la population entière d'un hôpital, médecins compris, c'est grâce à cette minutieuse antisepsie qui exige à tous mo- ments une attention sans défaillance. Pour apprendre à certaines femmes comme elles doivent tenir la boite à compresses, et par quels gestes saisir avec une pince antiseptisée le linge qu'elles présenteront à la pince antiseptisée du docteur, il faut des semaines et des mois. En- core n'est-il pas dit qu'elles aient toutes compris !
Non ! On ne s'improvise point infirmière au sens que dans le monde on donne à ce mot-là, et si l'on connaissait quelles responsabilités on assume, sans doute reculerait-on : mais cer- taines femmes apportent là cette terrible incons- cience avec laquelle, au moral, elles font souffrir et elles tuent les hommes dont elles ont fait leurs jouets.
J'ai dit le mot et je ne le retire pas : certaines
— l(i —
femmes seraient disposées à faire joujou avec les blessés.
delà pourelles,a remplacé le thé de cinq heures, et quelques-unes y trouvent vraisemblablement
autant de plaisir qu'à un flirt... avancé. Elles n'y mettent ni le sérieux ni la magnifique indif- férence qui ne se puisent qu'à deux sources : la foi ou la science. Portées par la science les femmes qui ont étudié et qui sont doctes voient la bles- sure et ne voient plus le blessé. Portées par la foi et par son émanation directe, la charité, d'autres femmes, en plus grand nombre, les re- ligieuses de toutes les congrégations au premier rang, ne voient point l'homme, mais la souf- france.
Celles-là n'innovent pas. celles-là ne s'avisent de panser que si elles savent et avec quelles in- quiétudes, quelles précautions, quelle méticu- leuse attention ! mais elles soignent, et soigner, ce n'est point égal à panser dans la hiérarchie qui semble en vigueur dans certaines associa- tions : c'est tout de même l'essentiel. Celui qui panse peut, en moins de deux heures, panser dix blessés ; celle qui soigne doit être là tout le jour et toute la nuit ; elle doit rendre au blessé tous les services qu'elle rendrait à son enfant : le faire manger, adoucir et endormir ses douleurs. lui faire accepter la souffrance, le consoler, l'apaiser, tenir ses mains dans ses mains lors- qu'il souffre, qu'il agonise et qu'il meurt.
Celle qui soigne est la servante du blessé : elle se fait telle, quelquefois par humilité, tou- jours par charité. Rien ne lui répugne ; nulle
— 17 —
besogne vulgaire et si malpropre qu'elle pa- raisse ne la rebute, et plus cette besogne est basse, plus, il me semble, celle qui l'accomplit grandit et s'élève. Mais pour cette besogne de salut, il faut que la charité ait aboli l'indécence; il faut que la pudeur ait disparu.
Voici une question embarrassante à certains égards, mais elle est trop discutée en ce moment pour que je me soustraie à en parler. On s'est demandé si la place des jeunes filles était dans les hôpitaux de blessés. Si ces jeunes filles comptent faire leur profession de soigner les malades, car il n'y a point tant de blessés en temps ordinaire qu'on puisse espérer trouver dans les pansements l'occupation de son exis- tence ; si elles éprouvent une vocation scienti- fique qui les porte à étudier la médecine ; si elles cèdent à une vocation religieuse qui les décide à donner leur vie aux pauvres et aux souffrants, cela est admirable et il n'est que de s'incliner. Pourvu que, d'un côté comme de l'autre, la voca- tion soit franche et qu'elle n'aille pas brusque- ment se démentir sur une rencontre fortuite, rien n'est plus digne de louanges.
Mais s'il s'agit de jeunes filles qui comptent rentrer dans le monde pour y porter avec l'a- plomb des femmes savantes leur incompétence affirmée et leur pudeur détruite, en vérité je ne vois pas ce qu'elles auront gagné à fréquenter l'hôpital, mais je sais fort bien ce qu'elles y auront perdu.
2
- 18 —
Peut-être est-ce là le préjugé d'une génération arriérée qui ne trouve point que le réalisme de la vie doive être substitué chez la jeune iille à la poésie qui la parait jadis et qui l'enveloppait d'une chasteté chrétienne. Sans doute les formes habituelles de la toilette, de l'éducation, des sports, ont été si profondément modifiées que nos mères ne comprendraient plus rien aux actes ni aux idées de leurs arrière-petites-filles. En trois quarts de siècle, les jeunes filles françaises — au moins certaines — ont fait tant de chemin qu'elles ont complètement perdu la notion de ce qui passait jadis pour leur fonction, leur mis- sion leur vertu, de ce qui faisait leur charme, leur attirance et leur mission sociale.
II est fort possible que cela qui nous attriste et nous effraie, ne soit d'aucune importance, et qu'il soit aussi naturel que des jeunes filles assistent et participent à tous les actes de l'existence physique des blessés que si elles se livraient à toutes sortes d'exercices qui parais- saient jadis réservés aux hommes. Toutefois, on ne tirera guère de l'esprit des blessés eux- mêmes que la place des jeunes filles et des jeunes femmes n'est point à leur chevet, et je tiens qu'un tirailleur sénégalais leur a dit leur fait en termes qui ont assez de verdeur pour se graver en leur souvenir. Cet homme demande le bassin, une femme jeune et jolie le lui apporte et le sauvage dit à la civilisée : « Toi, pas che- veux blancs, toi pas maman, toi dégoûtante, va-t'en ! » Quel des deux avait raison ?
J'ai vu. devant des femmes, même pas très
— 19 —
jeunes, des blessés qu'on pansait rougir, se troubler, ramener leur drap. J'en ai vu deman- der, exiger presque les soins d'une femme âgée, parce que celle-là n'était plus une femme et qu'elle eût pu être leur mère. Et cela, même sans qu'il se fût produit aucune mauvaise pensée, par une pudeur que gardent beaucoup plus qu'on n'imagine nos paysans de France, boni mes chastes pour qui il n'y a de femme que l'épouse. Ce sont eux, comme le Sénégalais, qui donnent la leçon. On ne la comprend pas. Tant pis !
Je sais bien que lorsqu'une jeune fille obtient d'entrer dans une organisation sanitaire, on lui prépare des excuses et on la fournit de réti- cences. Sans doute veut-elle panser ; mais ce sera le doigt, la main tout juste, et peut-être le bras. Peu à peu on lâche du fil ; mais aussi c'est que la jeune personne est la perle de l'hô- pital ; c'est elle qui sauve les blessés moribonds, elle qui ressuscite les morts ; quel bonheur qu'elle se soit trouvée là ! Un tel certificat qu'on lui décerne fait passer sur le reste. Ce n'est plus une jeune fille, c'est une infirmière.
Si cette vocation d'infirmière est si fort répan- due, comment ne s'en trouve-t-il plus lorsqu'il s'agit de malades '? Pour les blessés, tant qu'on en veut, plus qu'on n'en veut, pourvu que le travail ne soit pas trop dur et qu'on ait au moins quelques heures de loisir. Toutefois, il faut des blessés, n'en fût-il plus au monde ! Il en faut assez, pas trop, qui soient polis et qui ne meurent
— 20 —
pas : des blessés pour clames. On ne peut malheu- reusement pas les leur faire exprès.
Alors leur hôpital chôme, et elles se désolent ! Mais qu'on propose de remplir de malades cet hôpital vide, c'est une indignation générale et un exode qui rappelle celui du mois de septem- bre. Des contagieux ! pour qui nous prend-on ? nous soignons le blessé, cela est noble ', nous pansons — ou nous nous vantons de panser — cela est scientifique ; mais les typhoïdiques, les dysentériques, fit donc !
Ils ne viennent pas moins de là-bas, les pau- vres gars. S'ils ne sont pas blessés, ce n'est pas leur faute. Ils souffrent, ils vont mourir s'ils ne sont sauvés par une continuité de soins délicats, d'actes de vigueur, de déploiements d'énergie, qui surmènent et qui tuent l'infirmière, qui rendent donc son dévouement encore plus méritoire et sa mission plus sacrée. S'ils échappent, s'ils guéris- sent, si on les ramène à l'armée, ils rendront autant de service que les blessés qui retournent au front. Mais c'est décidé : le typhoïdique est indésirable, et ce sont avec les hôpitaux militaires contre lesquels on a ouvert une campagne antipatriotique, faite de mensonges et de ca- lomnies, ce sont les Soeurs, les bonnes Soeurs qui en héritent.
Elles et les infirmières de profession héritent de bien d'autres choses : ce sont elles qui, dès qu'on le permettra, monteront dans les trains
— 21 -
d'évacuation ; qui se chargeront de soigner, dans tous les détails que ce mot-là comporte, les blessés et les malades ; qui, selon les prescriptions du major du train, les alimenteront ; qui leur prêteront durant le voyage le secours continuel d'une bonne volonté éduquée.
Car il faut savoir : il faut savoir prendre, remuer, lever, coucher un blessé ; il faut savoir l'aider aux détails de sa vie matérielle ; il Tant savoir le déshabiller, le laver, le rhabiller; il faut savoir lui donner ce qui convient à son état et le préserver des générosités qui l'assaillent au passage.
Avec les meilleures intentions du monde, bien des personnes installent des cantines dans les gares, guettent les trains et prodiguent aux soldats qui passent, que ce soient des malades ou des blessés, du cale chaud, du bouillon chaud, du vin, des tartines de foie de porc et du fromage de gruyère, hideux mélange et déplo- rable générosité ! Quand il n'en résulte qu'une indigestion, ce n'est que demi-mal ; mais on peut tuer un typhoïdique ou un dysentérique en le mettant à ce régime et, quant au blessé, une bonne assiette de soupe chaude lui vaudrait mieux que cette suite de méchants petits goûters froids, espacés du matin au matin, après lesquels il arrive à l'hôpital écœuré, détraqué et mourant de faim.
Ce n'est certes pas que, là comme ailleurs, il ne se rencontre des dévouements admirables et d'étonnantes bonnes volontés ; mais l'ordre, la discipline, l'organisation, où les trouver9 Faut-
22
il accuser celles qui s'offrenl ou ceux qui ne les utilisent pas comme il conviendrait.... Ques- tion, mais rien n'a plus nettement fourni l'im- pression et la désolation du désordre qu'une gare de la banlieue au mois d'octobre, lors de l'ar- rivée des trains de blessés.
J'ai vu là, dans un coin d'un hangar aux mar- chandises où des centaines de blessés très griè- vement atteints étaient couchés sur des cadres remplis depaille, des dames vêtues de blanc qui, à la lueur fumeuse dune petite lampe, s'effor- çaient à panser à un blessé debout le lobe d'une oreille arrachée. Dans l'immense cour, on débar- quait, de trois trains formés île wagons à bestiaux, des blessés qui avaient fait le long voyage cou- chés les uns sur de la paille, d autres à même le plancher. Des brancardiersd'occasion essayaient, avec maladresse et bonne volonté, de les des- cendre, et alors que. au-devant des trains des tentes étaient dressées, avec les lits montés et garnis, les brancardiers laissaient les blessés sur les brancards en plein air. sous le froid déjà piquant du matin. Il est vrai que, tout à l'heure, pour déjeuner, ils s'installèrent, eux, sur les lits, et après avoir déjeuné, ils jouèrent à la manille, ce qui les absorba totalement.
Quelques dames, dans une baraque de bois qui les mettait à l'abri du vent, paraissaient préparer, par une conversation animée avec des jeunes gens élégants, le plan d'une journée mondaine et, entre temps, donnaient un coup d'oeil à trois vieilles Sœurs de la Charité, très cassées mais lestes tout de même, qui se
— 23 —
hissaient, un broc de fer-blanc en main, sur la planche marchepied de chaque wagon et ver- saient du café dans les quarts que leur tendaient les blessés. D'autres Sœurs, avec une activité mécanique, coupaient du pain, enduisaient les tartines avec du foie, dépeçaient des roues de gruyère et puis bondissaient à un autre wagon, et toujours, et toujours.
Pas si facile de se tenir en équilibre sur cette planche ! une pauvre dame remplie assurément de bonnes intentions et qui dut être agréable à regarder au temps du maréchal, vêtue à peu près de blanc, sauf qu'elle avait coi (Té ses che- veux rutilants d'un petit toquet émouvant, se hissait, elle aussi, sur les marchepieds et prenait, sur un calepin de bal, avec un petit crayon doré, les noms des blessés et les adresses de leurs familles. Rien de plus gentil ; n'entendant point ou guère, la dame pencha trop vivement son buste dans le wagon, si bien que ses pieds glis- sèrent et qu'elle bascula, et que moitié de sa personne disparut à l'intérieur, durant que ses jambes vêtues de bleu et chaussées de jaune gambillaient éperdument dans le vide. Ce fut pour les blessés un bon moment.
Soudain onze heures sonnèrent ; il y eut dans la cour une galopade subite des dames de l'ambulance, des dames de la cantine, des jeunes hommes « au frac élégant » comme dit Auguste Barbier ; quelques instants après, on entendit ronfler les moteurs et disparurent vers Paris les automobiles décorés de drapeaux divers et désignés au respect des polices par des inscriptions rubicondes.
— 24 —
Et alors, comme libérées, les trois vieilles Sœurs, enfin seules ! semblèrent se multiplier comme dans un conte de fées. On vit paraître, sur tous les marchepieds, ensemble leurs cor- nettes blanches ; on vit leurs mains prodiguer, non sans excès peut-être, le l'oie et le gruyère ; les brocs de café se vider pour se remplir à nou- veau, et l'on entendit des centaines et des cen- taines de blessés dire, d'un ton pénétré, un « Merci, ma bonne sœur » où il y avait du son de voix des petits gars qui sortent de l'école.
J'avais vu fonctionner une cantine de gare. Depuis lors, ce service s'est amélioré au point qu'on garantit presque qu'il est parlait et que, parait-il, je n'y reconnaîtrais plus personne, sauf, j'en réponds, mes délicieux petits jeunes hommes, si jolis et si fragiles qu'on n'en saurait en risquer la casse. Une œuvre indépendante s'est formée, assez puissante pour ne point s'arrêter aux grognements des chiens de jardinier. Mais cette œuvre, je la voudrais militarisée, fusionnée avec l'œuvre des trains qu'elle ravitaillerait et où les aliments et les boissons ne seraient donnés que sur l'ordonnance du major.
Comme nous en avons encore pour dix mois au moins, on aura le temps de porter remède aux défectuosités et de réparer ce qui est insuf- fisant ou manqué dans cet outillage improvisé que la charité et le patriotisme des Femmes de France ont créé de toutes pièces.
— 25 —
C'est à cela qu'il faut penser : nous autres, qu'on accuse d'avoir été les provocateurs, d'avoir voulu cette guerre et d'avoir combiné des opé- rations qui nous eussent assuré, par la violation de la neutralité belge, des avantages stratégiques incomparables, nous n'avions à peu près rien de prêt, et nous avons été surpris au milieu des enthousiasmes pacifistes et des optimistes con- victions. Nul ne croyait au 30 juillet que la guerre fût proche, et lorsque quelqu'un se hasar- dait à faire part de ses inquiétudes, il était con- sidéré comme un alarmiste, suspect pour le moins de jouer à la baisse. Et quand éclata le coup de foudre, les organisations d'ambulances telles qu'elles étaient esquissées sur le papier apparurent pour ce qu'elles étaient, des frag- ments du pavé de l'Enfer.
Il y avait certainement quelques approvision- nements, quelques lits, du linge, des objets de pansement qui pouvaient servir ; il y avait deux, trois, dix baraquements qui eussent pu être uti- lisés ; il y avait quelques infirmières qui avaient reçu une instruction théorique, et qui pouvaient donner des soins intelligents ; mais on n'avait pas comme en Allemagne composé militairement des escouades, dressé les infirmières à l'obéis- sance, introduit dans chaque troupe les éléments nécessairesà sa formation : chirurgien, médecin, élèves en médecine et en pharmacie, infirmières de divers ordres, infirmiers, brancardiers ; on n'avait point fourni chaque ambulance prévue des appareils portatifs ou stables, selon le cas.de stérilisation, des quantités de pansements, du
- 26 -
Linge de lit et du linge de corps, des produits chimiques, des approvisionnements pour sou- tenir et remonter les blessés, tout cela étiqueté, numéroté, disposé de façon à être utilisé sans la moindre hésitation.
Visitant l'an dernier avec Mené Bazin l'hôpital des Dames Françaises et les réserves éventuelles, j'avais été frappé sans doute des quantités d'ohjets de literie et de pansement que nous montrait Mme Thierry-Ladrange. Mais c'est que j'ignorais alors qu'un hôpital de moins de quarante lits a besoin, par mois, d'environ trois cents kilos de ouate et de coton cardé, de cent pièces de gaze et du reste à l'avenant. Dès lors, pour quatre mille lits, i! faut par mois trente mille kilos de ouate et dix mille pièces de gaze. Je me demande dès lors pour combien de jours, pour combien de lits il y avait de pan- sements dans les magasins de la rue Michel- Ange ?
Il est vrai que. d'après les étiquettes apposées sur certains approvisionnements, on ne pouvait douter qu'en cas de guerre, la plupart des grands hôtels delà rue de Rivoli, de la rue de la Paix, de la rue de Castigïione. ne dussent être trans- formés en hôpitaux. Leurs noms étaient là sur de magnifiques pancartes. On y vit aux premiers jours, quand on craignait l'entrée des Allemands à Paris, flotter des drapeaux à Croix-Rouge dont le moindre eût servi de serviette à Gargantua. Depuis lors ces hôtels-hôpitaux sont entrés vrai- semblablement dans le sommeil, et ils sont comme les peuples heureux, sans histoire. On a
donc pu sans faire tort à qui que ce soit — an contraire — disposer de leur approvisionne- ment prévu et non utilisé.
Dans une autre des Associations, « la pins ancienne et la plus noble », comme dit mon vénéré confrère qui en est le président, la plus riche, peut-on ajouter, et la mieux fournie de dons et de legs, on avait sans doute réuni des approvisionnements plus nombreux, Ton dispo- sait d'un matériel somptueux que l'on avait fait admirer aux diverses expositions, en France et à l'étranger ; mais combien avait-on réuni de ces baraquements types, de ces tentes modèles. de ces lits primés, de ces appareils couron- nés?
Sans doute en avait-on fait un petit, tout petit essai et avait-on fort bien réussi lorsqu'il s'était agi d'une guerre comme au Maroc, où l'on opé- rait avec cinquante, soixante, à un moment, très court, cent mille combattants, exposés à des blessures de balles ou d'arme blanche, une guerre où l'on n'avait point à s'inquiéter des blessés de l'ennemi, et où, dans un climat sec et chaud, les plaies se cicatrisaient rapidement. On y avait aussi fait l'épreuve des maladies, mais la typhoïde même n'y avait point le caractère qu'elle prend à présent ; on ne connaissait presque pas les congestions pulmonaires et les affections de poitrine.
Et l'on se trouva subitement obligé de pour- voir aux blessures causées, dans une armée de
— 28 —
deux à trois millions d'hommes, par les balles, à coup sur. mais aussi par 1 artillerie la plus formidable qu'un peuple européen ait mise en ligne, par des explosifs qui projettent à des dislances incroyables les menus morceaux d'acier, de fer ou de Ion te ; les risques ne sont point multipliés de 1 à 2. comme on pourrait le penser d'après les effectifs, mais de 1 à 200. comme on doit le déterminer d'après les armes.
Alors, quoi ? C'était la banqueroute ? Nos blessés allaient rester sans soins? Le gouverne- ment, qui avait laissé à l'initiative privée la charge presque complète du service, allait, là comme ailleurs, prouver son impuissance, le manque de préparation, l'absence de prévoyance? Eh bien ! non. Là comme ailleurs, tout fut sauvé par le miracle français. Ailleurs, c'étaient les hommes, depuis les petits gars de dix-huit ans jusqu'aux grands-pères qui ont passé la cinquantaine. Ici, ce furent les femmes depuis vingt-cinq jusqu'à soixante ;à soixante, il en est qui tombent de fatigue; mais le bel âge, c'est de trente à cinquante.
Quittant leur foyeur où, quand elles étaient occupées dans leur ville, elles ne rentraient que pour quelques heures, elles devinrent en quelques jours, sous l'autorité efficace des médecins, pourvu que ceux-ci eussent de la poigne, des gardes parfaites, d'une activité, d'une intelli- gence, d'un dévouement, d'une obéissance au-dessus de tout éloge. Elles s'acharnèrent au salut de leurs blessés : elles}' mirent une passion
— 29 —
maternelle qui ne leur permit plus d'autre con- versation.
Ça et les nouvelles de la guerre ! les bonnes, car ce n'est point des hôpitaux que partent ces paroles d'inquiétude et de doute par qui les amis de nos ennemis s'efforcent à terroriser les timides et font le jeu des traîtres. Elles sont avec les blessés confiantes et résolues, et ce ne sont point elles, filles et femmes de notre Paris qu'a intimidées le bluff prussien. Elles sont res- tées à leur poste, et, s'il fût arrivé que l'ennemi fût entré dans notre Paris livré, il les eût trou- vées à leur poste, impassibles et déterminées, défendues seulement par la Croix-Rouge sur leur voile et sur leur blouse.
Et qu'elles les gâtent, leurs blessés ! Elles s'in- génient, si peu riches qu'elles soient, à leur ap- porter des gâteaux, des sucreries, des fruits, du bon vin.
Au surplus, sont-elles les seules ? Le cœur des Parisiennes est partout le même : au dehors des hôpitaux comme au dedans. Il n'est pas de jour ou quelque commmerçante du quartier n'apporte aux blessés des poulets, des oies, d'admirables dindons, je ne sais quoi, du raisin, des oranges, des biscuits. Et puis des livres, et puis des tri- cots, et puis du linge, et puis des pantoufles, des couvertures, des robes de chambre ; et timi- dement elles arrivent, elles refusent leur nom : « C'est pour vos blessés, » disent-elles, et elles se sauvent.
D'autres les visitent, surtout lorsqu'elles ont
- 30 —
des pays, Bretons ou Basques qui ne parlent pas français, Basques surtout : une fraternité intime unit sur les deux versants des Pyrénées les des- cendants des Ibères, race admirable de vail- lance, fidèle à ses traditionnelles espérances comme à sa foi atavique, race dont les sujets autochtones, intègres et nets, sont peut-être les plus nobles spécimens d'humanité. On vient donc causer basque, et des gens qui ne s'étaient jamais vas s'entretiennent familièrement dans la ruelle des blessés.
Et puis il y a celles, plus pitoyables encore peut-être, qui attendent à la sortie le corbillard qui doit vers le lointain cimetière emmener le mort delà veille. Elles sont du quartier la plupart, elles apportent des fleurs ou des couronnes : elles suivent vers l'église le char funèbre décoré de drapeaux ; elles l'accompagnent ensuite, au moins un bout dechemin. Elles lui font, comme on dit, un pas de conduite. Sans doute les cor- tèges étaient plus nombreux quand il ne gelait pas ; et puis les heures de l'après-midi étaient plus favorables; mais il s'en trouve tout de même des suiveuses, et au passage, les marchandes de fleurs prennent à pleines mains, de leur éta- lage ou de leur petite voiture, des bottes de chry- santhèmes et elles les portent à ce mort inconnu qui passe escorté de soldats, suivi de femmes en deuil.
Et lorsqu'on arrive à ce lugubre coin de terre, là-bas, à Pantin ou à Bagneux, où, depuis deux mois, les fosses, l'une à côté de l'autre, se creusent méthodiquement comme les alvéoles d'une im-
- 31 -
mense ruche ; où, lant que s'étend la vue, on ne voit que des croix noires, parées de rubans tricolores et garnies de palmes et de couronnes, alors, sans qu'on sache d'où elles sortent, des femmes se pressent, elles entourent la bière. — cette bière de peuplier mince comme une Feuille de carton, — elles font à la veuve, à la mère du mort comme une famille.
Elles essaient d'arrêter ces cris qui déchirent, de calmer cette douleur ; elles soutiennent, elles étreignent, elles embrassent, et elles aussi elles pleurent ! Sainte fraternité qui s'éveille devant la mort ! Saint patriotisme qui s'émeut à ces trois couleurs devenues un linceul de gloire ! Sainte communion dans la douleur qui élève les âmes, les purifie, y verse pour quelque temps au moins un dictame surnaturel ! Qu'il est beau, notre pays, et comme il faut l'aimer, ce peuple producteur de tant de vaillance, ce peuple pro- ducteur de tant de pitié !
Certes, nous l'aimions, de toute la puissance denotre atavique tendresse; nous reportions sur lui, nous qui nous vantons que notre race n'a subi aucun mélange et que nous n'avons aux veines que du sang français, nous lui consacrions toute la respectueuse admiration que nous vouons aux ancêtres; mais à des heures, devant certains spectacles, devant ces pénétrations étrangères qui en dénaturaient le caractère, devant l'inva- sion des gens de plaisir qui provoquaient aux mœurs dépravées, aux spectacles obscènes, aux livres infâmes, devant ces entrepreneurs de joies tarifées, accourus de tous les points d'Europe
- 32 —
et déguisés en Français, parfois nous doutions de nos frères et de nous-mêmes.
A force de voir autour de nous cette corrup- tion étalée, glorifiée, triomphante, nous arrivions à croire qu'elle était française. A présent, elle est partie, elle s'est enfuie avec ses hôtes de passage qui nous déshonoraient avec leurs complices qui se nationalisaient chez nous pour les agréments qu'ils en tiraient et pour les facili- tés qu'ils y trouvaient de nous vendre.
Tout cela a disparu, et de ces néo-Français combien combattent dans les rangs ennemis ou attendent au chaud sur quelque côte d'azur le moment où ils reprendront, sous une nationalité nouvelle, leurs fructueuses spéculations.
Mais les uns comme les autres, tous les autres, qu'ils soient bénis pour leur départ !
Une lumière s'est levée sur notre pays qu'on peut bien dire surnaturelle. A cette lumière nous nous sommes regardés au visage entre Français et nous nous sommes reconnus. Nous nous sommes réconciliés dans la haine de l'en- vahisseur, dans l'amour de la Patrie ; nous nous sommes embrassés dans la justice, et comme une fleur merveilleuse, dans les cœurs des soldats et dans les cœurs des femmes, la foi s'est épa- nouie.
J'ignore ce que cela durera, mais jamais un tel spectacle ne fut donné à l'humanité, et c'est beau que ce soit notre France qui le donne.
fc.tiers. - Société française d'Imprimerie
BLOUD et GAY, Editeurs, 7, place Saint-Sulpice, PARIS-6e Général AMBERT
Histoire de la Guerre de 1870
RÉCITS MILITAIRES
Ouvrage couronné par l'Académie française (Prix Montyon)
4 volumes avec portraits. Chaque volume se vend séparément .... 5 fr.
I
L'Invasion (£20 pages).
11 Après Sedan f45o pages).
m La Loire et l'Est (45o pages).
IV
Le Siège de Paris (520 pages).
Imp.J. iierëch, 17,riUad'Atélia.- l'ar-s-M'. — ly.tm
N°3 "Pages actuelles
Conférence \i Journal des Débats JQJA-JQjS
La Neutralité
de la Belgique
Henri WELSCHINGER
de Y Académie des Sciences morales et politiques
BLOUD et GAY, Éditeurs
y, PLACE SAINT-SULPICE, PARIS
La Neutralité
de
La Belgique
I
Henri WELSCH1NGER
DE L'INSTITUT
La Neutralité
de
La Belgique
»••■
PARIS BLOUD & GAY, ÉDITEURS
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7 1915
Avant-Propos
A la demande de nombreuses personnes qui s'inté- ressent si justement au peuple belge dont la conduite, sous la noble impulsion du roi 'Albert Ier et de la courageuse politique de son ministère, présidé par M. de Broque- ville, a excité l'admiration universelle, je publie la con- férence faite par moi le 10 novembre 191b, à Bor- deaux, sur la Neutralité de la Belgique, dette affaire est, sans contredit, de, toutes les affaires politiques actuelles la plus importante. Elle a déchaîné la guerre européenne, parce que la violation de traités solennels et le mépris public du droit des gens constituaient un véritable péril pour toute l'Europe. V Allemagne a non seulement commis un crime en violant, de propos délibéré, un territoire neutre et indépendant ; elle a commis une faute énorme dont elle comprend main- tenant la gravité et qu'elle cherche maladroitement
- 6 —
à excuser, en invoquant des prétextes et des raisons mé- diocres. Elle se voit l'objet des suspicions et du mépris de tous ceux qui al Indien l et gardent à la foi jurée, à la signature donnée, l'importance et la valeur qu'elles méritent. Que Ton soit peuple ou individu, on noffense pas impunément l'honneur.
Ce n'est point par des arguties, des sophismes, des contre-vérités qu'on peut supprimer des actes authen- tiques. Le Es isi niclii wahr de quatre-vingt-treize savants, artistes, professeurs et théologiens allemands ne suffit pas /mur détruire des faits avérés. Depuis (jae celte conférence a été dite, l'Allemagne a essayé de trouver des excuses à un acte qui était un forfait et qui naturellement a été suivi de forfaits plus abo- mina/des encore, puisque à, la violation du territoire belge ont succédé des massacres, des incendies, des pillages, des excès monstrueux. J'ai, dans des notes complémentaires , tenu à répondre par des textes à cette tentative posthume d'excuses qui se retournent directe- ment contre leursauteurs. M I empereur Guillaume II ni le chancelier Bethmann-Hollweg , ni M. deJagow ni les armées allemandes, ni le Reichstag n'échapperont à un verdict aussi juste qu'impitoyable. L'invocation d'une nécessité inéluctable, le dédain d'un traité solennel qualifié de « chiffon de papier » par le chancelier alle- mand lui-même, ne seront jamais aux yu.c des honnêtes gens que des. aveux cyniques et déshonorants. La posté- rité établira que la réprobation des peuples civilisés a
constitué une flétrissure ineffaçable pour une nation (jui se disait, <jui se croyait « au-dessus de toutes les autres » . Cette réprobation, gravée sur le bronze de l'Histoire, durera tant que durera dans le inonde le sentiment de la justice, du droit et de l'honneur.
II. W.
8iai
La Neutralité
de la Belgique (1)
Mesdames, Messieurs,
Lorsqu'on m'a fait l'honneur de me demander une conférence à Bordeaux, je me suis dit : « Est-ce bien le moment ? Et ne serait-il pas plus sage de se con- former à la courte et éloquente devise du général Hoche : Res non verba, c'est-à-dire des actes et non des paroles. Mais quand j'ai su que les conférences projetées — et dont vous connaissez tous les sujets — se rapportaient à une même pensée : honorer la coopération loyale et énergique de nos Alliés et ré- sister sous toutes les formes à l'invasion allemande qui menace aussi bien l'existence de notre patrie que celle de nos familles, notre fortune petite et grande, le trésor de l'Etat, notre armée, notre flotte, notre
(1) Cf. le Journal des Débats du 12 novembre (Edition de Bor deaux) et du 27 novembre (Edition de Paris).
— 10 —
industrie, notre commerce, nos arts, nos sciences, nos lettres, toute la France enfin dont des barbares ont juré l'anéantissement, quand j'ai vu que le .Jour- nal îles Débats, qui m'est particulièrement cher, pre- nait la direction de cette œuvre, je n'ai plus hésite et j'ai répondu par un « oui » bien franc à ceux qui ont organisé cette campagne de salut public.
L'Institut, auquel je m'honore d'appartenir, a suc- cessivement, dans ses cinq classes, protesté énergi- quement contre les violateurs des traités et du droit des gens, les destructeurs systématiques des monu- ments glorieux du passé, les incendiaires de Louvain, de Malines, de Reims et d'Arras, les bourreaux et tueurs de femmes, de vieillards et d'enfants, et salué en même temps les exploits de nos soldats et des troupes belges, anglaises et russes, nos amis et alliés, se faisant ainsi l'interprète de la nation française si cruellement éprouvée. Or, puisque, dans sa protes- tation. l'Académie française a visé tout particulière- ment la violation indigne de la neutralité de la Bel- gique, je n'aurai pas besoin de recourir à une transi- tion bien compliquée pour aborder immédiatement devant vous le sujet si émouvant de cette conférence.
L'indépendance belge en 1830 et les traités de 1831 et I83<>.
Vous savez tous comment, le 18 novembre 1830, le Congrès national de Belgique proclama l'indépen- dance du peuple belge, en se déclarant en faveur de la monarchie constitutionnelle héréditaire et en pro-
- 11 —
nonçant l'exclusion perpétuelle de la famille d'Orange- Nassau. Le gouvernement français résolut de soutenir simplement l'indépendance de la Belgique, trouvant un intérêt primordial à substituer un Etat neutre et ami au royaume des Pa}s-Bas qui, en 1814, avait été établi contre la France
« Que la Belgique soit libre et heureuse ! » dit Louis-Philippe, le 17 février 1831, à la députation du Congrès national qui venait lui apprendre le choix du duc de Nemours comme roi des Belges. Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l'honneur de voir une couronne sur la tête de mon fils qui m'entraîneront à exposer mon paj-s au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite et que les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d'exiger des trônes pour mes fils. Que la Belgique soit libre et heureuse, mais qu'elle noublie pas que c'est au con- cert de la France avec les grandes puissances de l'Europe qu'elle a dû la prompte reconnaissance de son indépendance nationale, et qu'elle compte tou- jours avec confiance sur mon appui pour la préserver de toute attaque extérieure et de toute intervention étrangère. » Cette promesse solennelle, la France l'a tenue, et les événements actuels ont souligné sa ferme intention de continuer de la tenir sans restriction aucune.
Après le refus de l'élection du duc de Nemours, le Congrès national élut, le 4 juin 1831, pour roi des Belges, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, oncle de
— 12 —
la princesse Victoria. Ce prince, qui assura tant de prospérité à son nouveau royaume, jura le 21 juillet d'observer la Constitution et les lois du peuple belge et de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. Nul n'ignore comment le roi de Hol- lande ayant rouvert les hostilités contre la Belgique en août 1831, l'armée française, sous le commande- ment du maréchal Gérard, vint au secours des Belges et obligea les Hollandais à sortir d'Anvers et à éva- cuer le territoire. La Belgique, aidée par la France, avait repoussé l'intervention étrangère et fait admettre une indépendance que la Conférence de Londres avait solennellement reconnue le 2(5 juillet 1831. Toutes les puissances y vinrent adhérer, sauf la Hollande, qui ne mit fin à son conflit avec la Belgique que par le traité particulier du 19 avril 1839.
La Conférence de Londres avait élaboré, le 15 no- vembre 1831, un nouveau traité, dont l'article 7 est ainsi conçu : « La Belgique formera un Etat indépen- dant et perpétuellement neutre. Elle sera tenue d'ob- server cette même neutralité envers tous les autres Etats. » Et, comme sanction de ce vote, la Conférence adopta l'article suivant : « Les cours d'Autriche, de France, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie garantissent à S. M. le roi des Belges l'exécution de tous les articles qui précèdent », c'est-à-dire l'indé- pendance et la neutralité. Dès ce moment, la Bel- gique put croire que son territoire serait désormais inviolable, puisque toutes les grandes puissances s'en déclaraient garantes.
— 13
La révolution de 1848 et le second Empire.
En 1848, le gouvernement belge reconnut le gou- vernement provisoire, à la condition que celui-ci reconnaîtrait lui-même l'indépendance delà Belgique, ce que Lamartine affirma par une lettre officielle du 5 mars adressée au ministre belge. Le second Empire donna quelques inquiétudes à la Belgique, et divers incidents qu'on n'a pas oubliés, en 1854, en 1863, en 1860, sans amener de complications, agitèrent les esprits. On se rappelle que l'affaire de Luxembourg, en 1867, habilement arrangée et exploitée par Bis- marck, tourmenta la Belgique et faillit amener la guerre entre la France et la Prusse. Grâce à l'adresse du marquis de Moustier, la Conférence de Londres fit reconnaître, par l'article 2 du traité du 11 mai 1867, la neutralité du grand-duché de Luxembourg, sous la garantie solennelle des cours d'Autriche, de France, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.
Lorsque la France eut déclaré la guerre à la Prusse, le 15 juillet 1870, le comte de Bismarck crut habile de faire connaître à l'Europe un projet de traité écrit, en août 1866, de la main même du comte Benedetti, et trouvé dans les papiers de Rouher. au château de Cernay. Ce projet secret, dont l'article 4 promettait le secours des armées prussiennes au cas où l'empe- reur serait amené par les circonstances à faire entrer ses troupes en Belgique ou à la conquérir, n'était, d'ailleurs, qu'une formule imprudente, répondant aux suggestions perfides du chancelier. Celui-ci, avec sa
- 14 -
rouerie habituelle, rejetait toute la responsabilité de l'affaire sur le gouvernement impérial, qui aurait fait toutes les demandes et toutes les avances. Pour lui, il s'était borné à entendre un monologue ; et comme il montrait ensuite le document confié imprudemment par Benedetti et dont il avait l'ait établir un fac-similé authentique, l'Europe, sans croire à l'innocence de Bismarck, qui s'était fait à la fois le courtier de l'af- faire et le tentateur, crut davantage à l'ambition effré- née de Napoléon III. L'Angleterre inquiète donna raison à la Prusse, et ce fut un des motifs qui la déter- minèrent à former avec l'Italie, la Russie et l'Au- triche, la fatale et inintelligente Ligue des neutres, qui laissa la Prusse libre d'agir en tout à son gré.
Il convient de remarquer que Napoléon III avait adressé au roi Léopold, avant la déclaration de guerre, une lettre où il promettait de respecter la neu- tralité belge, espérant qu'il recevrait les mêmes assu- rances du côté de la Prusse, et, le 16 juillet, il confir- mait cette lettre au baron de Nothomb. Le Cabinet de Londres crut devoir faire préciser la situation et pren- dre des garanties par un traité avecla Prusse le 9aoùt, et par un autre traité avec la France le 11 août 1870.
Le 20 décembre 1870, le roi Léopold II félicita l'empereur Guillaume de son élévation à l'empire, croyant voir dans cet événement « le rétablissement de Tordre et du droit en Europe ». « Le roi, dit le kronprinz Frédéric-Guillaume en son Journal, ajoute qu'il s'efforce de remplir les devoirs que lui impose sa neutralité, mais que les avantages que donne cette situation ne sont pas sans avoir pour contre-partie de
— 15 —
lourdes charges et de grandes difficultés. Bismarck s'exprime avec beaucoup de reconnaissance au sujet de la lettre de Léopold et me prie de montrer dans ma réponse quelle garantie la Belgique gagne à une forte Allemagne, dont elle na rien à craindre, ni de la France non plus, aussi longtemps que l'Allemagne sera forte. » Les événements récents donnent à cette déclaration un sens vraiment ironique, puisque la forte Allemagne, la consciencieuse Allemagne, n'a pas hésité à violer le territoire belge dans les condi- tions et les formes que nous verrons bientôt. Si le roi Léopold II paraissait satisfait, son ministre de la guerre, le général Chazal, ne l'était guère. Il avertit secrètement son souverain que la Belgique avait, comme par miracle, passé par le trou d'une aiguille, mais qu'il n'y fallait pas compter une seconde fois.
La Belgique, champ clos des nations.
Léopold Ier avait dit avec raison : « La Belgique est le pays le plus exposé de la terre », et pour dire cela il n'avait eu qu'à citer les leçons du passé qui ont montré que son royaume avait été et serait peut- être encore « le champ clos des nations ». Nul, en effet, n'a oublié les campagnes de Louis XIV et de Louis XV, non plus que les célèbres campagnes de 1792 à 1795, ainsi que les batailles de l'Ourthe et de la Boér et les exploits des armées de Sambre-et- Meuse.
En 1814, ce sont les coalisés qui pénètrent sur la Sambre et descendent jusqu'à Soissons. En 1815, les
— 16 —
Français se rassemblent de Beaufort à Florennes, de Beaumont à Valcourt, tandis que les Anglais se placent entre Mons, Henappe et Bruxelles, et les Prussiens de Thuin à Huy et Namur. La victoire de Ligny semble pour nous la promesse d'un triomphe final sur les alliés, mais l'arrivée inopinée des Prus- siens à Waterloo et l'immobilité de Grouchy amènent la défaite célèbre que vous connaissez et dans laquelle les Prussiens, préludant aux massacres de 1914, égorgèrent nos blessés sur le champ de bataille.
Venons maintenant au temps actuel.
Depuis quelques années, les Belges étaient informés des dispositions de leurs voisins d'Allemagne, qui avaient fait de Bruxelles et d'Anvers un grand centre d'espionnage. De ces villes partait journellement une nuée d'espions qui parcouraient la Belgique et le nord de la France et rapportaient les renseignements les plus précieux au grand état-major allemand sur les ressources de la région, la mentalité des habitants, la situation des forteresses et leur matériel, les arrivées et les déplacements des troupes, aussi bien que sur les ressources et les forces militaires de la Belgique. Les Belges connaissaient les manœuvres exécutées par les Allemands le long de la frontière luxembourgeoise et de la leur, les tentatives de main- mise sur leur chemin de fer, l'établissement des camps d'Eisenborn et Malmédy, qui permettait à 80.000 hommes au moins de s'élancer tout à coup dans la vallée de la Meuse et d'assiéger Liège et Namur, puis de gagner rapidement la frontière française et d'arriver en peu de jours sur Maubeuge,
— 17 -
où ils auraient refoulé nos troupes de couverture et empêché et bouleversé notre concentration. C'était, en réalité, la zone de rassemblement de l'avant-garde stratégique de la masse allemande du nord, puis des formations de réserve de cette armée.
Les menaces des Allemands et les précautions des Belges.
On savait que les Allemands, croyant pouvoir compter sur l'indifférence et la faiblesse des Belges, choisiraient l'occasion opportune pour entrer en Bel- gique au mépris des traités, et se jeter à l'improviste sur les Français sans défiance. Suivant eux, Liège et Namur n'opposeraient aucune résistance, et l'entrée sur le territoire français se ferait avec une facilité foudroyante. Les officiers de l'état-major allemand n'hésitaient pas à dire que tout l'effort devait se porter contre l'armée française, sans passer par les mailles de ses forts, et qu'en conséquence la violation de la neutralité belge s'imposait. Il faut rappeler ici le mot favori du maréchal de Moltke : « Une armée d'invasion par la Belgique facilitera la marche des armées de la Moselle et du Rhin et aura une influence décisive sur les opérations de ces armées. » Des officiers allemands, plus présomptueux encore, s'imaginaient que Liège pourrait être enlevé brusquement ou simplement tourné et qu'on pourrait facilement longer Namur par Gembloux et Gharleroi. D'autres avaient affirmé qu'il était permis de compter sur la complicité du gouver- nement belge, qui se bornerait à de simples protesta-
2
- 18 —
tions. L'opération devait être menée en deux jours avec une armée de premier choc, presque exclusive- ment composée de troupes actives.
Il faut constater que les Belges, dûment avertis du danger qui les menaçait, ne se sont pas laissé en- dormir. Ils avaient eu des pourparlers secrets avec l'Angleterre non pas pour rompre leur neutralité et per- mettre aux troupes anglaises de pénétrer sur leur ter- ritoire pour attaquer les Allemands, mais pour pré- voir les mesures nécessaires en cas d'une invasion de la Belgique, ce qui était leur droit strict et irréfu- table. L'annonce des grands préparatifs faits par les Allemands en 1911, l'installation de cinq corps d'armée allemands sur leur frontière, et les avertis- sements secrets venus de Londres et de Paris les avaient amenés à prendre les précautions nécessaires pour résister à une brusque invasion. M. de Broque- ville, président du Conseil des ministres belge, au- quel ses compatriotes peuvent décerner tous les éloges en raison de sa perspicacité et de sa fermeté exceptionnelles, comprit mieux que personne la situa- tion. Il osa dire publiquement qu'à l'étranger on estimait que la Belgique ne remplissait pas, dans la situation actuelle, tout son devoir; il s'écria : « Il faut donc agir ! » Et il agit. Le 13 février 1913, il exposa en comité secret, à la Chambre, les raisons pour lesquelles une réforme militaire lui paraissait indispensable.
Malgré des oppositions bruyantes, il insista sur la nécessité absolue pour la Belgique de prendre toutes les mesures utiles à une défense énergique et efficace,
— 19 -
et de voter le service militaire personnel. Le gouver- nement belge était décidé à ne reculer devant aucun effort pour remplir ses devoirs. Il présentait donc un projet de loi qui aboutit en mai 1913 et dont le but était de donner à la Belgique un effectif réel de 250.000 hommes, avec six divisions siégeant à Gand, Anvers, Liège, Namur, Mons et Bruxelles. Le comité central de l'Union des sociétés pour la défense natio- nale, présidé par le général Ducarne et le général de Heusch, soutint énergiquement le projet et fit dans tout le pays une campagne à fond qui atteignit ses résultats. Les résistances du début disparurent ; l'in- térêt du pays et de sa défense prévalut.
Chaque citoyen se prépara à remplir son devoir et, à l'étonnement de quelques-uns, on vit bientôt que l'armée belge, bien formée, bien disciplinée, bien outillée, pourrait lutter contre les envahisseurs. Ce n'était pas 1 opinion de Guillaume II qui, bien mal renseigné, disait au président Forrer, lors des ma- nœuvres suisses : « Vos soldats m'économiseront l'emploi de trois corps d'armée. Je n'en dirai pas au- tant de mon voisin du Nord. » Les places fortes d'Anvers, de Liège, de Namur, où manquaient les approvisionnements, où les défenses accessoires n'étaient pas toutes en place et où les routes d'accès semblaient insuffisantes, furent ravitaillées, réparées et solidifiées.
M. de Broqueville avait largement tenu compte des avertissements du regretté général Langlois : « Si l'armée belge, avait dit ce remarquable officier, n'a que des forces insuffisantes, médiocrement pourvues
- 20 —
en artillerie, elle risquera fort d'être coupée de la Meuse et d'Anvers. Son intervention sera platonique et inefficace. Anvers et les fortifications de la Meuse ainsi que les millions engloutis dans ces places au- ront été inutiles. » C'est ce péril si urgent et si vrai que M. de Broqueville et le roi Albert ont cherché à prévoir. Mais ils n'avaient pas prévu l'emploi fou- droyant du mortier de 420, dont on avait caché la création à tous les spécialistes et à tous les informa- teurs militaires, et qui, utilisé savamment, a eu raison en quelques heures des fortifications et des coupoles les plus puissantes. Nous-mêmes nous en savons quelque chose, et nous nous décidons maintenant à ce sujet et au sujet de l'artillerie lourde qui nous a manqué au début de la guerre et nous a valu des pertes très considérables en officiers et en soldats, à réparer une lacune qui nous a été beaucoup plus pré- judiciable qu'à nos voisins et amis.
Le plan d'invasion allemande. — Les propositions faites à l'Angleterre.
Toutefois, l'attaque brusquée par la Belgique et le Luxembourg n avait pas pris notre état-major au dé- pourvu. Toutes les mesures propres à parer aux dangers créés par la concentration des Allemands sur le front d'Aix-la-Chapelle, de Trêves et d'Eisenborn avaient été silencieusement prises. Après nous avoir tâtés sur les lignes de Longwy, Nancy, Belfort, et se sentant bloqués, les Allemands estimèrent qu'il leur restait comme passage la trouée de Charmes, entre
— 21 —
Epinal etToul, et la trouée de Stenay, entre la fron- tière belge et Verdun. Mais là, ils avaient devanteux de fortes positions soutenues par de puissants ou- vrages. Ils se résolurent donc à envahir le Luxem- bourg belge et la province de Namur, croyant que la résistance de Liège et de Namur ne serait pas de longue durée et que 1 armée belge plierait comme un roseau devant les forces allemandes. Ils se trompaient, car cette armée, petite en nombre et grande en courage, accrue de 40 000 volontaires, tint résolument tête à des forces vingt fois supérieures et de premier ordre. Grâce à cette résistance inouïe, l'honneur a été sauf et le service que la Belgique a rendu à la France au début des hostilités a été immense, parce qu'elle a fait d'un même coup échouer, et contre elle et contre nous, le plan formidable du grand état-major alle- mand.
Voici comment, d'après les documents les plus authentiques, l'Allemagne s'est décidée à envahir la Belgique. Vous verrez que les Belges ont toujours mis le droit de leur côté et que les Allemands ont eu sans cesse recours au mensonge et à la perfidie la plus no- toire, ce qui n'étonnera personne, puisque trente et un ans après Jésus-Christ, Velleius Paterculus appe- lait déjà les Germains Natum mendacio genus. L'his- torien latin ajoutait : et in summa verilate versulissimi, « et doués de la plus grande férocité », ce qui est plus vrai que jamais.
Le 24 juillet 1914, M. Davignon, ministre des affaires étrangères de Belgique, informe les ministres du roi à Paris, Berlin, Londres, Vienne et Saint-Pé-
- 22 -
tersbourg Petrograd que la Belgique est résolue à observer les devoirs d Etat neutre que lui imposent les traités du 19 avril 1839, et qu'elle compte aussi que les puissances défendront son territoire contre toute atteinte, si des hostilités venaient à se produire à ses frontières. Elle vient de mobiliser l'armée pour assurer uniquement la défense du pays et le respect de sa neutralité.
Le même ministre fait passer la même circulaire aux ministres du roi à Rome, la Ha3re et Luxembourg, dans le cas d'une guerre franco-allemande. L'Europe est donc avisée de ses loyales et fermes intentions.
Le 29 juillet, sir Edward Goschen télégraphiait à sir Edward Grey que le chancelier d'Allemagne, M de Bethmann-Hollweg, lui avait confié qu'il redou- tait une conflagration générale, étant données les obli- gations de 1 Allemagne envers 1 Autriche menacée par la Serbie. « Ceci dit — je cite la dépêche même — il m'offrit une forte enchère pour s'assurer la neutralité britannique. Il me dit que. selon sa conception du principe essentiel de la politique britannique, la Grande-Bretagne ne consentirait jamais à se tenir à l'écart, de façon à laisser écraser la France. Là, cependant, n'était pas le but de l'Allemagne. Si la neutralité de la Grande-Bretagne était assurée, son gouvernement recevrait toutes les certitudes que le gouvernement impérial n'avait pour but aucune acqui- sition territoriale aux frais de la France, en suppo- sant que la guerre s'ensuivît, et qu'elle se terminât à l'avantage de l'Allemagne. »
Alors, sir Ed. Goschen demanda ce que l'Allemagne
- 23 -
comptait faire au sujet des colonies françaises. M. de Bethmann-Holhveg répondit qu'il ne pouvait s'enga- ger d'une manière semblable à cet égard. Et pour la Hollande ?... Son Excellence déclara que tant que les adversaires de l'Allemagne respecteraient l'intégrité et la neutralité des Pays-Bas, l'Allemagne en ferait autant.
Et pour la Belgique ? Le chancelier répondit que les opérations que l'Allemagne pourrait se trouver dans la nécessité d'entreprendre en Belgique dépen- draient de ce que ferait la France ; mais, qu'après la guerre, l'intégrité delà Belgique serait respectée, si ce pays ne se rangeait pas contre l'Allemagne. Le chan- celierajouta qu'il avait désiré, dès son arrivée au pou- voir, une entente avec l'Angleterre, et il espérait bien que les assurances données par lui aujourd'hui pour- raient devenir la base de cette entente si désirée.
Quelle fut la réponse de sir Edward Grey ? Le 30 juillet, il télégraphia à sir E. Goschen : « Le gou- vernement de Sa Majesté ne peut pas accueillir un instant la proposition du chancelier de s'engager à rester neutre dans de telles conditions. Ce qu'il nous demande, en effet, c'est de nous engager à rester à l'écart, en attendant qu'on se saisisse des colonies françaises et que la France soit battue, pourvu que l'Allemagne ne prenne pas de territoire français, exception faite des colonies. » Il dit qu'au point de vue matériel une telle proposition était inacceptable, et qu'au point de vue moral ce serait une honte pour l'Angleterre d'accepter un tel marché aux dépens de la France. Et liant l'affaire à celle de la Belgique,
— 24 -
car elles sont, comme vous le savez, inséparables, il ajouta : « Le chancelier nous demande aussi de mar- chander toutes obligations ou intérêts que nous pour- rions avoir dans la neutralité de la Belgique. Nous ne pouvons non plus en aucune façon accepter ce mar- ché... La seule manière de maintenir les bonnes rela- tions entre l'Angleterre et l'Allemagne est qu'elles con- tinuent à coopérer à conserver la paix de l'Europe. »
Or, pendant que l'Angleterre employait franche- ment tous ses efforts à garantir la paix, pendant que la France reculait ses avant-postes à dix kilomètres en arrière de la frontière, pendant que la Belgique se bornait à occuper ses forteresses et ses points de dé- fense, l'Allemagne plaçait ses troupes sur nos bornes frontières et envoyait des patrouilles sur notre terri- toire. Tout en protestant de ses desseins pacifiques, elle se tenait prête à un coup de force immédiat, et je sais de source certaine — ceci est peu connu — que, le 30 juillet, elle avisait, du poste de Nauen, près Potsdam, ses bâtiments de commerce, par la télégra- phie sans fil, d'avoir à prendre toutes leurs précautions contre des attaques possibles, car, ce jour même, elle allait déclarer la guerre .. Voilà qui dément d'une façon péremptoire ses assurances de bonne volonté et d'entente pacifique.
Elle se bornait à des paroles fugitives, tandis que la France, par son ministre en Belgique, M. Klobu- kowski, faisait dire à M. Davignon, le 31 juillet: « Aucune incursion des troupes françaises n'aura lieu en Belgique, même si des forces importantes alle- mandes étaient massées aux frontières de votre pays.
La France ne veut pas avoir la responsabilité d'ac- complir vis-à-vis de la Belgique le premier acte d'hos- tilité. » M. Davignon remercia M. Klobukovvski de sa communication loyale et lui dit qu'il y avait tout lieu de croire que l'attitude du gouvernement allemand serait identique à celle du gouvernement français... Comme il se trompait !
De ce côté, sir Edward Grey informa M. Paul Cam- bon, le 'M juillet, qu'il était injuste — ainsi qu'on l'avaitcraint un instant — de supposer que la Grande- Bretagne n'interviendrait pas. « J'avais, dit-il en parlant de sa dépêche à sir Francis Bertie, ambassa- deur à Paris, refusé des ouvertures allemandes pour promettre que nous resterions neutres et jusqu'à dire à l'ambassadeur d'Allemagne que si la France et l'Allemagne se trouvaient engagées dans une guerre, nous y serions entraînés... La protection de la neu- tralité de la Belgique pourrait être un important fac- teur dans la détermination de notre attitude. »
Le 31 juillet — toujours à la même date — sir Fran- cis Villiers informaM. Davignon que legouvernement anglais avait demandé séparément aux gouvernements allemand et français si chacun d'eux était prêt à res- pecter la neutralité de la Belgique. M. Davignon l'en remercia et répondit que la Belgique ne négligerait rien pour maintenir elle-même sa propre neutralité, et que si elle avait mobilisé si rapidement son armée, c'était pour faire face — comme les Pays-Bas — à tous ses devoirs. M. Davignon avait fait demander en même temps à M. de Bethmann-Holhveg de faire au Parlement allemand une déclaration de nature à ras-
— 26 —
jurer l'opinion publique sur le respect de la neutralité belge. Le cbancelier avait répondu que si V Allemagne faisait cette déclaration publique, elle affaiblirait sa si- tuation militaire vis-à-vis de la France qui, rassurée du cé>lé du Nord, porterait toutes ses forces du cé)lc de VEst. Cette déclaration se passe, comme vous le sai- sissez bien, de tout commentaire. Elle dévoile nette- ment les intentions déjà arrêtées des Allemands.
L'Angleterre demande des explications à l'Allemagne.
De son côté, sir Edward Grey avait prié sir Francis Bertie de demander au gouvernement allemand s'il était disposé à s'engagei à respecter la neutralité belge tant qu'une autre puissance ne l'aurait pas violée.
Le secrétaire d'Etat Herr von Jagow répondit qu'il lui fallait consulter l'empereur et le cbancelier avant de lui donner satisfaction. « J'ai compris, observait sir Ed.Goschen, qu'à son avis n'importe quelle réponse de leur part ne pourrait que dévoiler une partie de leur plan de campagne, et que par suite il lui parais- sait douteux qu'on pût donner une réponse quel- conque... » Le secrétaire d'Etat ajouta que le gouver- nement allemand considérait que des actes d'hostilité r.vaient déjà été commis en Belgique, car l'embargo avait été mis sur un chargement de blé à destination de l'Allemagne, ce qui était faux.
Sir Edward Grey répondit le 1er août à sir E. Gos- chen que 'la déclaration du gouvernement allemand était très regrettable, car la question de la neutralité
— 27 -
affectait l'opinion publique en Angleterre. Si l'un des belligérants venait à violer cette neutralité, il serait difficile de contenir le sentiment des Anglais. Nous autres, Français, nous n'hésitions pas à nous engager clairement, et voici ce que notre ministre des affaires étrangères déclarait : « Le gouvernement français est résolu à respecter la neutralité de la Belgique, et ce n'est qu'au cas où une autre puissance violerait cette neutralité que la France pourrait se trouver dans l'obligation d'agir autrement dans l'intérêt de sa dé- fense. » Le ministre des affaires étrangères remercia notre gouvernement de ses affirmations si loyales, et ajouta que le roi avait pris toutes mesures pour faire respecter l'indépendance de ses frontières.
Pendant ce temps, l'Allemagne, sans vouloir remar- quer que la Russie et l'Autriche étaient disposées à converser, présenta à la Russie un ultimatum l'invi- tant à démobiliser immédiatement. Elle massait en même temps des troupes sur la frontière du Luxem- bourg et répondait au ministre d'Etat, Eyschen, que c'était uniquement des mesures destinées à prévenir des attaques de la France. S'il}' avait des dommages éventuels, l'Allemagne les indemniserait plus tard. La Serbie promettait cependant de donner toute satisfac- tion à l'Autriche, et la Russie s'engageait, au cas où le gouvernement austro-hongrois ne porterait aucune atteinte à l'indépendance serbe, à garder ijne atti- tude expectante. Mais l'Allemagne, décidée à la guerre, poussait les choses au pire. Elle en rejetait la responsabilité sur la Russie qui ne demandait pas mieux, même à ce moment critique, que de continuer
— 28 -
les pourpalers, et elle appelait, sous l'étiquette du Kriegsgefahrzustand, six classes sous les drapeaux. C'était une mobilisation déguisée, appuyant la réu- nion des troupes déjà concentrées aux frontières. La Russie répondait à ces menaces par la mobilisation de ses forces, et l'Allemagne aussitôt déclarait qu'elle y voyait la preuve de l'état de guerre dirigé contre elle.
Violation du territoire luxembourgeois.
Le dimanche 2 août, le ministre d'Etat, Eyschen, président du gouvernement luxembourgeois, infor- mait le ministre des affaires étrangères de Belgique que des troupes allemandes avaient franchi le terri- toire luxembourgeois par les ponts de Wasserbillig et de Remich, se dirigeant sur la ville de Luxembourg, contrairement au traité de Londres de 18(37, qui garantissait la neutralité luxembourgeoise.
Le même jour, M de Bulow, ministre d'Allemagne, remettait à M. Davignon un ultimatum par lequel l'Allemagne disait avoir reçu des nouvelles sûres d'après lesquelles les forces françaises auraient l'in- tention de marcher sur la Meuse, par Giuet et Namur, contre elle. C'était donc un devoir impérieux pour l'Allemagne de prévenir cette attaque ennemie et, par conséquent, de violer le territoire belge.
Mais elle affirmait qu'en le faisant elle n'avait aucune vue d'hostilité contre la Belgique.
Si ce royaume consentait à prendre une attitude de neutralité amicale vis à-vis de l'Allemagne, celle- ci s'engagerait, au moment de la paix, à garantir le
- 29 —
royaume dans toute son étendue, à évacuer aussitôt le territoire belge, à indemniser les dommages causés par la guerre.
Si, au contraire, la Belgique se montrait hostile aux troupes allemandes, l'Allemagne serait obligée de la considérer et de la traiter en ennemie. Puis, entrant plus amplement dans la voie des mensonges qui ne fera que s'élargir, le ministre d'Allemagne affirmait que des dirigeables français avaient jeté des bombes sur les Allemands et qu'un détachement de cavaliers français avait franchi la frontière. Le secrétaire géné- ral des affaires étrangères de Belgique demanda à cet égard des précisions qui lui furent refusées. M. de Bulow se borna à dire que ces actes faisaient présager d'autres actes de la France tendant à offenser le droit des gens.
Ce qui était vrai, c'est que l'Allemagne, sans avoir déclaré officiellement la guerre à la France, avait pénétré sur le territoire français à Long-la-Ville, près Longwy, le 2 août, à proximité de la frontière belge et luxembourgeoise, et à Bertrambo, en Meurthe-et- Moselle. C'est elle qui, effrontément et au mépris du droit des gens, méconnaissait les traités de garanties et commettait de propos délibéré un manquement à la justice et à l'honneur.
Aux protestations de la grande-duchesse Marie- Adélaïde contre l'envahissement du Luxembourg. M. de Bethmann-Hollweg avait répondu : « Nos mesures militaires au Luxembourg ne doivent pas être interprétées dans le sens d'une action hostile au grand-duché, mais constituent uniquement des
- 30 -
mesures prises en vue d'assurer les lignes de chemins de fer que nous y exploitons contre une invasion française. Le Luxembourg sera entièrement indem- nisé des dommages qui pourront être occasionnés. » Et M. de Jagow adressa, quelques heures après, ce télégramme au gouvernement luxembourgeois : « A notre grand regret, les mesures militaires qui ont été prises étaient devenues indispensables par le fait que nous avons reçu des nouvelles sûres, d'après les- quelles des forces militaires françaises étaient en marche contre le Luxembourg. Nous étions forcés de prendre ces mesures pour la protection de notre armée et pour la sécurité des lignes de chemins de fer. Un acte hostile contre le Luxembourg n'est point dans nos intentions. En présence de l'immi- nence du danger, il nous a été malheureusement impossible d'entamer des pourparlers préalables avec le gouvernement luxembourgeois. »
Réponse de la Belgique à l'ultimatum de l'Allemagne.
A l'ultimatum allemand, M. Davignon répondit le lundi 3 août, à sept heures du matin, que l'attitude de l'Allemagne avait causé à la Belgique « un doulou- reux étonnement ». Les intentions attribuées à la France contre la neutralité belge étaient en contradic- tion formelle avec les déclarations si nettes du gou- vernement de la République, manifestées le 1er août. Le ministre des affaires étrangères rappelait ensuite les traités de 1831 et 1839 qui consacraient l'indépen-
- 31 —
dance et la neutralité belges sous la garantie des puissances, et notamment de la Prusse. La Belgique avait toujours été fidèle à ses obligations interna- tionales et considérait toute atteinle à son indépen- dance comme une violation flagrante du droit des gens. « Aucun intérêt stratégique, disait M. Davignon au nom du roi Albert, ne justifie la violation du droit. Le gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l'honneur de la nation en même temps qu'il trahirait ses devoirs vis-à- vis de l'Europe. Conscient du rôle que la Belgique joue depuis plus de quatre-vingts ans dans la civili- sation du monde, le gouvernement se refuse à croire que l'indépendance de la Belgique ne peut être assurée qu'au prix de la violation de sa neutralité. Si cet espoir était déçu, le gouvernement belge est ferme- ment déridé à repousser par tous les moyens en son pouvoir toute atteinte à son droit. »
Nobles et fermes paroles qui, après la victoire, dont nous ne doutons pas, devront être gravées, avec la date du 3 août, sur une table de marbre qui sera placée au pied du nouveau monument que nous élèverons à Bruxelles, en face de la colonne de l'In- dépendance, en l'honneur d'une petite nation de 7 millions d'habitants qui a relevé fièrement le gant jeté par une nation de 65 millions de barbares !
Et immédiatement le ministre des affaires étran- gères de Belgique informa tous ses agents diploma- tiques de cette décision virile. « Nous avons répondu, télégraphia-t il, que l'atteinte à notre neutra- lité serait une violation flagrante du droit des gens.
- 32 -
L'acceptation de la proposition allemande sacrifierait l'honneur de la nation. Consciente de son devoir, la Belgique est fermement décidée à repousser une agression par tous les moyens. »
Honneur encore une fois à un pays qui a ainsi conscience de son devoir et de ses droits et préfère la mort au déshonneur, suivant le vieil et noble adage : Potius mori quam fœdari.
Décision de l'Angleterre devant la violation du territoire belge.
Devant les intentions et l'action agressive de l'Alle- magne, qui étaient aussi menaçantes pour la France que pour la Belgique, l'Angleterre prit carrément parti et informa la France que si la flotte allemande — caria flotte devait naturellement suivre l'armée — pénétrait dans le Pas de Calais ou la mer du Nord pour se livrer à des actes d'hostilité, la flotte anglaise donnerait toute protection à la France. Pendant ce temps, le 3 août, après l'invasion des territoires belge et luxembourgeois, le gouvernement français offrait au gouvernement belge l'appui de cinq corps d'armée français. M. Davignon remercia la France de cette offre amicale éventuelle et suspendit pour le moment son acceptation. Le roi des Belges se contenta défaire appel aux puissances garantes pour la sauvegarde de l'intégrité de la Belgique. A cet appel, la Grande- Bretagne, par l'organe de sir Edward Grey, informa la Belgique que le gouvernement anglais l'aiderait à résistera toutes les hostilités dirigées contre elle et
— 33 —
ferait tous ses efforts pour garantir son intégrité et son indépendance.
Le territoire belge avait été violé par les troupes allemandes à Gemmenich. et l'état-major belge en informait le gouvernement français dès le 4 août au matin.
Le même jour, le chancelier de l'empire allemand disait au Reichstag : « Nous nous trouvons en état de légitime défense, et la nécessité ne connaît point de loi. Nos troupes ont occupé le Luxembourg et peut- être déjà la Belgique. Cela est contraire au droit des gens, mais nous savions que la France était prête à l'attaque. La France pouvait attendre. Nous, pas. Une attaque de notre aile gauche sur le Rhin inférieur eût pu nous être fatale. C'est ainsi que nous avons dû passer outre aux protestations justifiées du Luxem- bourg et de la Belgique. Nous réparerons ce tort dès que nous aurons atteint notre but militaire. Quand on est menacé comme nous le sommes et lorsqu'on com- bat, comme nous, pour le bien suprême, on s'en lire comme on peut .'... » Le Reichstag applaudit frénéti- quement cet aveu inouï de la violation du droit des gens et de la parole donnée. On avait eu tort de compter, en Belgique, sur la loyauté allemande, et M. Louis Renault a, dans une communication faite au nom de l'Institut, rappelé que M. Bernaërt avait dit à la Conférence de la Ha}-e : « La neutralité de la Belgique est garantie par les grandes puis- sances, et notamment par nos puissants voisins. Nous ne pouvons donc pas être envahis ! »
Le baron de Beyens, ministre de Belgique à Berlin,
3
— 34 -
qui transmettait cette dépèche à M. Davignon, ajou- tait : « Il est à remarquer que M. de Bethmann-Hol- lweg reconnaît, sans le moindre détour, que l'Alle- magne viole le droit international en envahissant le territoire belge et qu'elle commet une iniquité à notre égard. » Le même jour, sir Edward Grey informa sir Francis Villiers. à Bruxelles, que le gou- vernement anglais était prêt à oflrir immédiatement à la Belgique son appui, d'accord avec la France et la Russie, pour le maintien de son intégrité et de son indépendance.
Le secrétaire d'Etat aux affaires étrangères d'Alle- magne, Herr von Jagow, voulant dissiper tout soup- çon en Angleterre sur la situation de l'Allemagne, avisa le prince Lichnowsky, son ambassadeur à Londres, que le gouvernement allemand ne voulait pas annexer le territoire belge, car il ne pourrait annexer profitablement ce territoire sans s'agrandir en même temps au détriment de la Hollande... Ce n'était que pour prévenir une attaque de l'armée française que l'Allemagne était amenée à violer le territoire belge, car c'était pour elle une question de vie ou de mort Et au même moment, l'attaché militaire anglais informait sir Francis Villiers que les Allemands avaient dirigé un corps de troupes surLiége et sommé la ville de se rendre, attaque qui avait été repoussée énergiquement par le noble général Léman. Après cette nouvelle, sir Edward Grey adressait le 4 août à l'Allemagne un ultimatum par lequel il l'invitait à respecter la neutralité belge et à lui donner à cet égard une réponse satisfaisante avant minuit.
35
Explications de l'Allemagne à l'Angleterre au sujet de la violation du territoire belge.
L'Allemagne, tout en agissant avec une brutalité indigne d'une nation civilisée, était assez embarrassée. Elle ne croyait pas que la Belgique oserait résister. Elle ne croyait pas que l'Angleterre lui offrirait un appui aussi immédiat et aussi complet. Par suite du refus d'accepter la proposition anglaise, la guerre commença virtuellement entre les deux pays le 5 août au matin. Le baron Beyens, de son côté, allait quitter Berlin le 6 août. Quanta la France, l'état de guerre existait entre elle et l'Allemagne, dès le 3 août, à 6 h. du soir.
Mais tout n'était pas dit, car l'Allemagne se réservait encore l'espoir de ramener l'Angleterre à ses vues. Le 4 août, une dépèche de sir E. Goschen à sir Edward Grey nous donne les détails les plus curieux et les plus saisissants sur les menées et roueries allemandes. Je suis, à mon vif regret, obligé de l'analyser. Elle eût mérité une lecture complète, car c'est le document le plus extraordinaire que les chancelleries aient eu jusqu'ici à placer dans leurs archives.
Le 4 août, sir E. Goschen va voir à Berlin Herr von Jagow et lui demande si, oui ou non, le gouverne- ment allemand s'abstiendra de violer la neutralité belge. Bemarquez que cela est déjà fait. Herr von Jagow répond, en effet, qu'il est fâché de dire non, car les troupes allemandes ont franchila frontière. Il fallait pénétrer en France par la voie la plus rapide et la
— 36 -
plus facile, de manière à frapper sans relard un coup décisif. « C'était pour nous, répète-t-il, une question de vie ou de mort, car si nous avions passé par la route plus au sud nous n'aurions pu, vu le petit nombre des chemins et la force des forteresses, passer sans ren- contrer une opposition formidable. Cette perte de jours aurait été autant de temps gagné parles Russes pour amener leurs troupes sur la frontière allemande. Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l'Alle- magne. . . »
Sir E. Goschen fait alors remarquer combien la situation est grave, et demande si l'Allemagne ne peut faire un pas en arrière Jagow répond que cela est im- possible.
L'entretien est suspendu. Goschen reçoit l'ultima- tum de l'Angleterre et va le porter à Jagow. Alors celui-ci recommence à dire que la sécurité de l'empire rendait nécessaire l'invasion de la Belgique. Goschen fixe à minuit la réponse définitive, en faisant bien envisager les conséquences terribles qui en suivront. L'entretien est suspendu une seconde fois et repris à sept heures du soir. Jagow exprime alors son poignant regret de voir s'écrouler toute sa politique et celle du chancelier, « qui a été, dit-il, de devenir amis avec la Grande-Bretagne, et par elle de se rapprocher de la France ».
Alors Goschen demande à voir le chancelier lui- même. Il le trouve très agité. « Son Excellence, dit-il, a commencé tout de suite une harangue quia duré environ vingt minutes. Il déclara que la mesure prise par le gouvernement britannique était terrible au der-
— 37 —
nier point. Comment, pourun mot, — neutralité, — un mot dont» en temps de guerre, on n'avait si souvent tenu aucun compte, comment, pour un chiffon de pa- pier, la Grande-Bretagne allait faire la guerre à une nation à elle apparentée, qui ne désirait rien tant que d'être son amie !.. Tous mes efforts en ce sens, dit-il, ont été rendus inutiles par cette dernière et effroyable mesure... La politique à laquelle je m'étais voué de- puis mon arrivée au pouvoir est tombée comme un château de cartes... Ce que vous avez fait est incon- cevable ! C'est comme si vous frappiez par derrière un homme au moment où il défend sa vie contre deux assaillants ! La Grande-Bretagne sera responsable de tous les événements terribles qui pourront en résul- ter. »
Goschen proteste de toutes ses forces et répond que si la violation delà Belgique a été pour l'Allemagne une affaire de vie ou de mort, l'engagement solennel par la Grande-Bretagne de défendre la neutralité belge a été pour elle aussi une affaire dévie ou de mort, et que son honneur ne lui permettait pas d'agir autrement.
« Il nous est tout simplement nécessaire, ajoute sir E. Goschen, de tenir notre serment, sans quoi, désor- mais, qui donc pourrait à l'avenir avoir confiance dans les engagements pris par la Grande-Bretagne ? »
M. de Bethmann-Hollweg insiste : « A quel prix votre pacte aura-t-il été tenu ? Le gouvernement britannique y a-t-il songé ? — La crainte des consé- quences, répond Goschen, ne peut être considérée comme une excuse pour la rupture d'engagements aussi solennels ! »
— 38 —
Cette noble réplique aurait dû convaincre le chan- celier allemand, mais il était si excité et à la fois si démonté que Goschen n'insista pas et s'abstint de jeter de l'huile sur le feu. Il se lève et prend congé. Bethmann-Hollweg revient à la charge et lui dit : « Le coup que la Grande-Bretagne porte à l'Allemagne en s'unissant à ses ennemis est d'autant plus violent que jusqu'au dernier moment le gouvernement alle- mand et nous, nous avons appuyé vos efforts en vue du maintien de la paix entre l'Autriche et la Russie. »
Cela était faux, car, dès le 30 juillet, l'Allemagne avertissait ses agents et les intéressés de son inten- tion formelle de déclarer la guerre le même jour... Goschen, sans relever ce qu'il y avait d'inexact dans les affirmations du chancelier, réplique que l'Alle- magne avait placé l'Angleterre dans une situation où il lui était impossible d'éluder ses engagements. Puis il quitte Bethmann-Hollweg, dont l'attitude était celle d'un homme effondré, et il envoie à son gouvernement le compte rendu télégraphique de cet entretien qui ne parvint jamais au Foreign Office. Goschen a été obligé de le rédiger à nouveau, à Londres, le 8 août, à son retour.
Sir Edward Goschen demande ses passeports.
Il avait réclamé, le 4 août, à dix heures du soir, ses passeports à Herr von Zimmermann, le sous-secré- taire d'Etat. Celui-ci lui demanda naïvement si cela équivalait à une déclaration de guerre. Goschen lui répondit que son autorité en matière de droit inter-
— 39 -
national devait lui faire comprendre ce qu'il en était... Quelques heures après, le bruit de la rupture anglo-allemande circule dans les rues de Berlin ; la foule s'amasse devant l'hôtel de l'ambassade britan- nique, et une pluie de cailloux, tombant dans le salon où était l'ambassadeur, l'avertit que la situation deve- nait désagréable. Herr von Jagow vient lui faire ses excuses et rejette l'incident sur « cette peste de Tage- blatt qui avait ameuté la foule » !
Le lendemain 5 août, l'empereur d'Allemagne fit avertir par un aide de camp, et de la façon la plus acerbe, l'ambassadeur qu'il se voyait dans l'obligation de se dépouiller sur-le-champ des titres de feld-maré- chal et d'amiral britanniques. Puis, le 6 août, sir Edward Goschen gagne la gare de Lehrte sans en- courir les traitements grossiers dont la foule et les autorités avaient gratifié l'ambassadeur français et l'ambassadeur russe, traitements qui resterontla honte d'une nation se disant ou secrovant civilisée.
Noble conduite du roi des Belges.
Telle est la vérité exacte au sujet de la violation du territoire belge.
11 convient, en terminant, de rappeler que l'Alle- magne avait fait offrir au roi des Belges, en juillet dernier, par l'intermédiaire de la Hollande, à la con- dition du libre passage de ses troupes, d'assurer non seulement la sécurité de son territoire, mais son agran- dissement après la guerre. Le roi se refusa dignement à ce genre de pourparlers. «L'Angleterre, la France
- 40 —
et la Russie, dit-il, ont pris l'engagement formel de nous soutenir dans la lutte que nous avons engagée. Dussent-elles être impuissantes à nous préserver de ce désastre, l'honneur ne nous permettrait pas de reculer. Mais ce que la Belgique a si hien commencé, la France et l'Angleterre l'achèveront. Elles chasse- ront l'ennemi en déroute vers l'Allemagne, et notre honneur non seulement sera sauf, mais notre nom sera à jamais glorieux. Repoussons ces propositions insultantes et laissons la question se décider par les armes ! » Voilà le langage d'un grand roi ! Aussi le gouvernement français a-t-il tenu à conférer au roi des Belges la médaille militaire, suprême récompense des généraux français quand on a épuisé à leur égard toutesles distinctions dont leur vaillance est digne. Il a également donné à 1 héroïque ville de Liège la croix de la Légion d'honneur qui figure dans les armoiries des villes de France qui ont fermé leurs portes à l'en- nemi. Il n'avait pas à sa disposition de meilleure ma- nière d'honorer chez un prince la nohlesse et la fer- meté du caractère et dans une ville héroïque l'intrépi- dité de ses défenseurs.
Au lendemain de la prise de Liège, le 10 août, le gouvernement allemand, comme honteux de ses actes, fit exprimer au gouvernement helge ses regrets d'en être arrivé à des rencontres sanglantes. L'Alle- magne n'était pas venue en ennemie. C'était la force des événements qui, à la suite des mesures militaires de la France, l'avait amené à prendre la grave déter- mination d'entrer en Belgique et d'occuper Liège comme pointd'appui pour ses opérations militaires.
- 41 -
Elle était toute prête à conclure un accord avec la Belgique, qui pourrait, d'ailleurs, se concilier avec ses arrangements avec la France. Elle offrait donc, par l'entremise des Etals-Unis, de s'entendre avec la Belgique et promettait d'évacuer le territoire aussitôt que l'état de la guerre le lui permettrait. Le ministre des affaires étrangères, M. Davignon, répondit par un refus formel et avisa la Russie, la Grande-Bretagne et la France de ce refus, d'autant plus nécessaire qu'une guerre injuste avait été portée sur son territoire, et que les garants de sa neutralité avaient loyalement répondu à son appel.
Elle fit savoir à l'Europe qu'elle avait rempli scru- puleusement tous ses devoirs Elle ajouta ces mots qu'il faut retenir, car ils sont pour elle une attesta- tion de droiture admirable et d'intrépidité : « Si la Belgique n'a pas cru pouvoir accepter les proposi- tions de l'Allemagne, c'est que celles-ci avaient pour but la violation des engagements qu'elle a pris à la face de l'Europe, engagements qui ont été les condi- tions mêmes de la création du royaume belge. Elle n'a pas cru qu'un peuple, quelque faible qu'il soit, puisse méconnaître ses devoirs et sacrifier son hon- neur en s'inclinant devant la force. Le gouvernement belge a attendu, non seulement les délais de l'ultima- tum, mais la violation de son territoire par les troupes allemandes, avant de faire appel à la France et à l'An- gleterre, garantes de sa neutralité, au même titre que l'Allemngne et l'Autriche Hongrie, pour coopérer au nom et en vertu des traités à la défense du territoire belge. En repoussant par les armes les envahisseurs,
- 42 -
elle n'a pas accompli un acte d'hostilité... L'Alle- magne a reconnu elle-même que son agression cons- titue une violation du droit des gens, et, ne pouvant la justifier, elle a invoqué son intérêt stratégique.
« La Belgique oppose un démenti formel à l'affirma- tion que les sujets autrichiens et hongrois avaient subi chez elle un traitement contraire aux exigences les plus primitives de l'humanité. Le gouvernement royal a, dès le début des hostilités, donné les ordres les plus stricts quant à la sauvegarde des personnes et des propriétés austro-hongroises. »
Et c'est à cette attitude si humaine et si noble que l'Allemagne a répondu parles incendies et les tue- ries de Malines, de Louvain, d'Aerschot, la ruine et la destruction de centaines de villages, le massacre de tant d'innocentes victimes, les excès et les violences les plus monstrueuses.
Cela est et restera pour elle une honte ineffaçable. Mais la première faute qui a entraîné toutesles autres, le premier attentat qui a déchaîné tous les autres at- tentats, c'est la violation voulue, préméditée et ac- complie, per [as et nefas de la neutralité belge.
En méconnaissant la signature placée par la Prusse, d'accord avec les quatre autres grandes puissances, sur le traité qui garantissait la neutralité et l'indé- pendance de la Belgique, M. de Bethmann-Hollweg ne faisait que s'attribuercette déclaration cynique de Bismarck : « Même les gouvernements enclins au sophisme et à la violence n'aiment pas manquer ou- vertement à leur parole, tant que la force majeure cl intérêts prédominants neutre pas en jeu. » Le chance-
— 43 —
lier actuel a dû avouer lui-même que la conduite de l'Allemagne a été contraire au droit des gens, que les protestations du Luxembourg et de la Belgique étaient justifiées, et il a cru tirer son pays de la situation illé- gale et anormale où il s'est placé en invoquant, lui aussi, « la force d'intérêts prédominants », c'est-à- dire « le bien suprême », qui lui permet d'offenser toutes les lois. Un avenir prochain montrera s'il a pu le faire impunément.
Un juriste allemand a pensé justifier son pays et son souverain de l'oubli volontaire des garanties du traité de 1831, signé par l'Allemagne. Il a osé écrire dans la Gazette de Voss que la force armée d'un pays neutre ne peut être utilisée que pour le maintien de l'ordre intérieur ou pour empêcher sa conquête, mais que lorsqu'il s'agit du simple passage d'un voisin sur son territoire, ce pays agit lui-même contre le droit des gens en cherchant par la force des armes à em- pêcher le passage du voisin. Le vrai coupable serait donc ici la Belgique, et l'innocent, l'Allemagne. La Gazette de Voss s'élève ainsi contre la doctrine légale qui établit ce fait que repousser une violation de ter- ritoire ne supprime pas la qualité de neutre, mais au contraire la fortifie. De tels sophismes sont dignes des mensonges que l'Empereur, les ministres et le pays allemands se plaisent à émettre. La mauvaise foi germanique se manifeste d'ailleurs d'une façon évidente aujourd'hui même où toute la presse de Ber- lin affirme que la Belgique va faire partie de l'Empire allemand... L'aveu suit de près la négation, et cela ne nous étonne pas.
— 44
Hommage à la Belgique et à son roi.
Quant à nous, Mesdames et Messieurs, nous n'a- vons ce soir qu'une chose à faire : c'est d'acclamer la Belgique et son roi, la Belgique et ses ministres, la Belgique et son armée.
Dans l'histoire du monde, je ne connais rien de plus beau que le dévouement, que le courage, que l'énergie, que l'immolation résolue d'un petit peuple qui préfère les périls les plus grands, les combats, les assauts, les destructions de ses forteresses et de ses monuments, la ruine de ses chefs-d'œuvre, l'exode de tous les siens, la famine, la misère, toutes les hor- reurs enfin pour tenir sa parole, sauver son indépen- dance et garder son honneur !
Je le dis avec joie devant l'éminent ambassadeur du roi des Belges qui nous fait l'honneur d'assister à cette conférence et que je vous invite, Mesdames et Messieurs, à acclamer, et surtout son vaillant roi qui, devant un ultimatum formidable derrière lequel il pouvait entrevoir la chute de son trône, les ruines et les misères les plus effroyables, la désolation de sept millions de ses sujets, a, en quelques heures, pris l'héroïque résolution de tenir son serment coûte que coûte, disant comme notre roi François Ier : « Tout peut être perdu, fors l'honneur ! » et mieux encore que Frédéric II :
Pour moi, menacé du naufrage, Je dois, en affrontant l'orage, Penser, vivre et mourir en roi !
- 45 -
Il a montré ce que peut faire un monarque digne de ce nom, qui comprend, aime et défend son peuple. Il s'est conduit, il a agi, il s'est battu, il se bat en roi, tandis qu'à ses cotés sa gracieuse et dévouée compagne, la reine Elisabeth, se consacre aux soins et au salut des blessés, imitant son courage et égalant sa grandeur d'àme. L'Histoire a déjà gravé le nom de ces souverains dans les pages tragiques qu'elle écrit en ce moment, et elle dit qu'ils ont bien mérité, eux et leurs sujets, de la patrie humaine. Si les contemporains et ceux qui nous suivront vouent et voueront à l'exécration universelle le nom de Guillaume II, ils entoureront le nom du roi Albert Ier d'une auréole qui ne s'évanouira jamais.
Sur le sol du Havre, où le gouvernement de la République, au nom de toute la France, a si noble- ment accueilli le roi des Belges et assuré la plénitude de sa souveraineté, ce roi peut attendre en toute con- fiance l'heure de la victoire commune. Lui, ses sujets et tous les Français y croient inébranlablement. Et comme le ministre de la guerre, M. de Broqueville, me l'écrivait tout récemment : « Nous avons foi dans l'avenir. Nous combattrons jusqu'au bout, comme il convient à une nation qui considère que l'honneur est le plus précieux des trésors. Les souffrances du pays dépassent tous les récits que l'on a faits. Mais nul ne murmure, car tous ont conscience qu'épurés à ce creuset nous marchons dans la seule voie qui soit digne de nous !... »
N'est-il pas vrai, Mesdames et Messieurs, qu'on
— 46 —
peut dire après cela que la petite Belgique est plus grande que la grande Allemagne ? Vive la Belgique ! Vive la France !
(L'assistance, qui s'était levée tout entière, sur ii.'wila tion du conférencier, quand il rendait hommage au roi des Belges et à son peuple héroïque, pendant quelques minutes cria : « Vive le roi Albert '. Gloire au peuple belge ! » et couvrit d applaudissements enthousiastes le récit d'une résistance sans pareille à des barbares. Elle répéta en se séparant les cris de : « Vive la Bel- gique ! Vive la France ! » et acclama longuement le baron Guillaume, ambassadeur du roi des Belges qui assistait à la conférence avec tout le personnel de la Légation.)
Notes complémentaires et justificatives
Je dois ajouter ici quelques notes complémentaires et jus- tificatives qui me paraissent indispensables, car j'ai constaté, au lendemain de cette conférence, que l'Allemagne ne se dissimulait pas les inquiétudesque lui causait l'appréciation peu flatteuse de l'Europe sur la violation des territoires luxembourgeois et belge. On sait que le 4 août, — et je tiens à le répéter ici, — que le chancelier de Bethmann-IIollweg avait formellement dit au Heichstag qui l'avait approuvé sans res- triction et avec enthousiasme : « La nécessité ne connaît pas de loi. Nos troupes ont occupé le Luxembourg et peut-être le territoire belge. Cela est contraire aux prescriptions du droit international. . Mais, nous savions que la France était prête à l'attaque. La France pouvait attendre, mais nous, nous ne le pouvions pas... L'illégalité que nous commettons ainsi, nous chercherons à la réparer, dès que notre but mili- taire sera atteint. Quand on est aussi menacé que nous et que l'on combat pour le bien suprême, on s'en tire comme on peut ! » Ceci est extrait textuellement du Livre blanc allemand et de la brochure officielle der Kriegsausbruch, — 1914 (F.
(l)Dansle n°6 de la Deutsche KriegerZeitung (2 septembre 1914), Journal des armées en campagne, un article du général Spahn affirme que le plan d'invasion de la France était solidement éta- bli de longue date par l'Etat-major allemand : durch Belgien im Norden erf'olgen.
- 48 -
Comment pouvait-on se justifier après de telles déclara- tions laites à la tribune même du Reichstag ? Et cependant, on l'a tenté. Déjà, le 15 octobre dernier, le Bureau de propa- gande allemande Bureau des deutschen Handelslages,de Ber- lin), par l'entremise de l'agence Wolffavail répandu en Europe lefactum suivant dont un exemplaire a pu être saisi en Rou- manie et que la Revue hebdomadaire a publié comme il suit:
Berlin, 15 octobre 1914.
Renseignements explicatifs sur 1 Allemagne et sur la guerre.
Avec prière de donner la plus large publicité possible.
L'Angleterre et la Belgique violatrices de la neutralité belge.
« Un carton, trouvé dans les Archives du grand Etat- major à Bruxelles et portant la suscription : « Intervention anglaise en Belgique », contenait une lettre du 16 avril 1906, qui prouve que des conciliabules ont eu lieu entre le chef de l'Etat-major belge et l'attaché militaire anglais à Bruxelles de cette époque, au sujet d'un plan détaillé d'opérations en commun contre l'Allemagne d'un corps expéditionnaire anglais de 100.000 hommes avec l'armée belge. La Belgique devait pourvoir aux cantonnements, aux subsistances et au transport des troupes anglaises, et leur fournir en outre des interprètes et des cartes. L'Etat-major général anglais avait approuvé le plan, d'après lequel les troupes anglaises devaient débarquer dans des ports français ; la coopération des trois puissances à une guerre contre l'Allemagne faisait donc l'objet de ces conciliabules. Une autre preuve en est fournie par la découverte dans le même carton d'une carte du déploiement de l'armée française. Il est dit de la Hollande qu'on ne peut pas compter pour le moment sur son appui. Mais l'Angleterre voulait faire d'Anvers sa base de ravitail- lement, dès que la mer du Nord aurait été nettoyée des vais-
— 49 —
seaux de guerre allemands. L'importance de ces négociations est mise en pleine lumière par un rapport du baron Greindl, qui fut longtemps ministre de Belgique à Berlin. Dans ce rapport, en date du 23 décembre 1911 et trouvé également dans les papiers secrets, le baron Greindl traite de perfides et de naïves à la fois les ouvertures de l'attaché militaire anglais. Il déclare que la Belgique est exposée au danger de la violation de sa neutralité par la France et l'Angleterre dans une guerre franco-allemande, et que ce danger est même beaucoup plus grand que celui d'une violation de sa neutralité par l'Allemagne. Un plan d'opérations doit être établi pour le premier cas. afin que la Belgique ne se trouve pas impuissante en face d'une invasion franco-anglaise. La Belgique s'est laissé entraîner à une adhésion partiale en faveur des puissances de l'entente, en quoi 1 Angleterre a même conçu l'idée à un certain moment de violer la neu- tralité hollandaise. La Belgique a donc sérieusement négocié avec un groupe de puissances européennes en vue d'opéra- tions militaires contre l'Allemagne et a violé ses devoirs de puissance neutre.
« La violation de la Belgique a par conséquent pour cause la Belgique elle-même ; on le savait d'ailleurs déjà aupara- vant en Allemagne, et l'on en possède maintenant les preuves en main. »
Le 25 novembre, la Gazette de V Allemagne du Xoid ajoute à cette prétendue découverte des manœuvres de la Belgique contre l'Allemagne un supplément de pièces qui tendaient à prouver que, dès l'année 1912, le lieutenant-colonel Bridges, attaché militaire de la Grande-Bretagne, d'accord avec le général belge Jungbluth, préparait un débarquement de troupes anglaises sur les côtes belges.
Or le général von Emmich, commandant les troupes alle- mandes, faisait distribuer le 4 août à son entrée sur le ter- ritoire belge par un régiment de Hussards de la Mort une proclamation au peuple belge qui commençait ainsi :
« G'est à mon grand regret que les troupes allemandes se voient forcées de franchir la frontière de Belgique. Elles
— 50 —
agissent sous la contrainte d'une nécessité inévitable, la neu- tralité de la Belgique aj'ant déjà été violée par des officiers français qui, sous un déguisement, aient traversé le terri- toire belge en automobile pour pénétrer en Allemagne (1 . Le général von Emmich promettait de ne faire des réquisi- tions que contre de l'or donné eu échange et laissait entendre que l'Allemagne n'avait aucune intention hostile à la Belgique. Mais il déclarait que si cette puissance s'oppo- sait au passage de ses troupes et tentait de barrer les routes et de faire sauter les ponts, elle serait traitée en ennemie. L'accusation dirigée contre des officiers français coupables d'avoir violé le territoire belge était aussi fausse que les motifs donnés par le chancelier Bethmann-Hollweg qui pré- tendait que la Fiance avait pénétré en Belgique et était prête à attaquer les Allemands sur les flancs de l'armée allemande dans le Bas-Bhin. ("'était des suppositions gratuites. Bien en effet n'en montrait l'existence et même la probabilité
Le 26 novembre, la Gazette de Cologne qui, comme tous les journaux de son espèce, est habituée à mentir et à insérer les mensonges officiels, persistait à affirmer que d'un rapport et des pourparlers entre MM. Jungbluth et Bridges, il appa- raissait nettement que les Anglais avaient l'intention de débarquer sur le territoire belge, même si la Belgique ne les y appelait pas. La thèse de la presse allemande consistait donc à essayer de justifier la violation par l'Allemagne de la neutralité belge par c^tte raison que la Belgique elle-même aurait violé les devoirs de la neutralité en négociant contre l'Allemagne un accord secret avec l'Angleterre. La Légation de Belgique démentit immédiatement cette thèse en ces termes :
L'affaire Barnardiston.
« Quand, le 14 octobre, la Gazette de l'Allemagne du Nord a publié pour la première fois le document secret Barnar- diston, nous l'avons mise au défi de prouver l'existence d une
(1) Cf. l'Illustration, qui donne le fac-similé, n" du ."> décembre.
- 51 -
entente militaire entre la Belgique et l'Angleterre. Ce défi, elle ne l'a pas relevé ; et les documents photographiques qu'elle publie n'ont aucune valeur à ce sujet. On chercherait en vain à en déduire que la Belgique n'aurait pas observé les obligations de la plus stricte neutralité.
« Que s'est-il passé, en effet, en 1906 ? Le colonel Barnar- diston. attaché militaire à la légation britannique, s'est rendu à la fin de janvier, chez le chef de la première direction au ministère de la Guerre, le général Ducarne, et il a eu avec lui un long entretien.
« Le colonel Barnardiston a demandé au général Ducarne si la Belgique était prête à défendre sa neutralité. La réponse a été affirmative.
« Il s'enquit ensuite du nombre de jours nécessaires pour la mobilisation de notre armée. — « Elle s'opère en quatre jours )), a dit le général.
« — Combien d'hommes pouvez-vous mettre sur pied ? poursuivit l'attaché militaire.
« Le général a confirmé que nous mobiliserions 100.000 hommes.
« Après avoir reçu ces indications, le colonel Barnardiston a déclaré qu'en cas de violation de notre neutralité par l'Al- lemagne, l'Angleterre enverrait en Belgique 100.000 hommes pour nous défendre. Il a insisté encore sur la question de savoir si nous étions prêts à résister à une invasion alle- mande.
« Le général a répondu que nous étions prêts à nous défendre à Liège contre l'Allemagne, à Namur contre la France et à Anvers contre l'Angleterre. Il y eut ensuite plu- sieurs entretiens entre le chef de l'état-major et l'attaché militaire sur les mesures que l'Angleterre prendrait en vue d'exécuter la prestation de la garantie .
« En se livrant à cette étude, le chef de l'état-major n'a accompli que son devoir le plus élémentaire, qui était pré- cisément d'étudier les dispositions destinées à permettre à la Belgique de repousser seule ou avec l'aide des garants une violation de sa neutralité.
« Le 10 mai 1906, le général Ducarne adressa au ministre
— 52 —
de la guerre un rapport sur ses entretiens avec l'attaché militaire britannique. Dans ce rapport, il est marqué à deux reprises que l'envoi du secours anglais en Belgique serait subordonné à la violation de son territoire. Bien plus, une note marginale du ministre que, par surcroît de perfidie, la Gazette de V Allemagne du Nord ne traduit pas, afin qu'elle échappe à la majorité des lecteurs allemands, établit indubi- tablement que l'entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu'après la violation de notre neutralité par l'Allemagne.
« La suite des événements a suffisamment prouvé que ces prévisions étaient justifiées. Ces entretiens fort naturels entre le chef de 1 état-major et l'attaché militaire britan- nique démontrent simplement les sérieuses appréhensions de l'Angleterre au sujet de la violation par L'Allemagne de la neutralité de la Belgique.
« Ces appréhensions étaient-elles légitimes ? Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les ouvrages des grands écrivains militaires allemands de l'époque : von Bernhardi, von Schliefenbach et von der Goltz.
« Les entretiens du général Ducarne et du colonel Barnar- diston ont-ils été suivis d'une convention, d'une entente ?
« L'Allemagne va nous répondre elle-même par un docu- ment qu'elle a fait publier par la Gazette de l'Allemagne du Nord, le 25 octobre. Ce document, relatif à l'entrevue entre le général Jungbluth et le colonel Bridges, fournit le témoi- gnage éclatant que l'entretien sur la prestation delà garantie par l'Angleterre, en 1912. n'avait eu aucune suite et était au même point où il avait été laissé six ans auparavant, en 1906.
c Aucun document ne pourrait justifier d'une façon plus claire la loyauté avec laquelle le gouvernement du Boi a rempli ses obligations internationales.
« Le colonel Bridges aurait dit que, lors des derniers événe- ments, comme nous n'étions pas à même de défendre notre neutralité, le gouvernement britannique aurait débarqué immédiatement, même si nous n'avions pas demandé de secours.
« A quoi le général Jungbluth aurait répondu immédiate-
— 53 —
ment : « Mais vous ne pourriez débarquer chez nous qu'avec notre consentement ! »
(• Y a-t-ii lieu d'attacher une importance si grande aux appréciations d'un attaché militaire qui, nous serions à même de le prouver, n'ont jamais été partagées par le Foreign Office ? Admettait-il la thèse, fausse d'après nous, bien que défendue par certains auteurs, qu'en cas de viola- tion de la neutralité, l'intervention du garant est justifiée, même en l'absence d'appel du garant ? Nous n'en savons rien. Une chose est certaine, c'est que l'attaché militaire n'a pas insisté en présence de l'objection du général.
« La Belgique était-elle tenue de faire part de ces entre- tiens à ses garants ? Quant au premier, le colonel Barnar- diston n'avait pas qualité pour contracter un engagement, pas plus que le général Ducarne n'avait qualité pourprendre acte d'une promesse de secours. Les conversations incrimi- nées avaient d'ailleurs un caractère purement militaire, elles ne pouvaient avoir aucune portée politique; elles n'ont jamais fait l'objet d'une délibération du gouvernement et elles n'ont été connues que beaucoup plus tard au dépar- tement des Affaires étrangères.
« En ce qui concerne l'entretien du général Juugbluth avec le colonel Bridges, fallait-il avertir les puissances que celui- ci avait émis un avis que le gouvernement du Boi, pas plus que le gouvernement britannique, n'admettrait, et contre lequel le général Jungbluth avait immédiatement protesté sans que son interlocuteur ait cru devoir insister.
(( La prétendue justification de l'Allemagne se retourne contre elle. Dans son discours du 4 août, dans son entretien du lendemain avec l'ambassadeur d'Angleterre, le chancelier de l'Empire a déclaré que l'agression contre la Belgique était uniquement motivée par des nécessités stratégiques. La cause est entendue. »
Enfin, pour répondre péremptoirement à l'assertion allemande qui attribuait à l'Angleterre l'intention de violer le territoire et la neutralité belge, le Foreign Office a auto- risé la publication de la lettre suivante adressée au ministre
;»i
anglais à Bruxelles par sir Edward Grey le 7 avril 1913. Cette lettre relate les pourparlers engagés entre le ministre belge à Londres et sir Edward Grey en ces termes :
« Parlant aujourd'hui au ministre belge, je lui ai dit offi- cieusement que j'avais eu connaissance d'une certaine appréhension causée en Belgique au sujet de la violation de la neutralité belge par l'Angleterre. Je ne pensais pas qu'une telle appréhension émanât de source anglaise.
« Le ministre belge m'a informé de rumeurs d'origine anglaise qu'il ne pouvait préciser, ayant trait au débarque- ment de troupes en Belgique par la Grande-Bretagne, afin de devancer le passage possible de troupes allemandes à travers ce pays vers la France.
« Je lui ai dit pouvoir être certain d'affirmer que le gou- vernement actuel ne violerait jamais le premier la neutra- lité belge, et que je ne croyais pas qu'aucun gouvernement anglais prît une telle initiative que l'opinion publique n'approuverait jamais. Ce que nous avions considéré — et la question était passablement embarrassante — c'était ce qu'il serait désirable et nécessaire que nous fissions, nous, un des garants de la neutralité belge, si cette neutralité était violée par une puissance quelconque.
« Si nous étions, par exemple, les premiers à violer la neutralité et à débarquer des troupes en Belgique, ce serait permettre à l'Allemagne d'en faire autant. Ce que nous désirions dans ce cas pour la Belgique, aussi bien que pour tout autre pays neutre, c'était que la neutralité fût respectée ; et aussi longtemps qu'elle ne serait pas violée par une autre puissance, nous n'enverrions certainement pas nous- mêmes de troupes à travers son territoire.
« Signé : Grey. »
Et faisant suite à cette démonstration si claire, une dépêche de Washington au Morning Post dit que le but que se proposait le chancelier, en essayant de faire croire que l'Allemagne avait déclaré la guerre et qu'elle n'avait violé la neutralité de la Belgique qu'afin de devancer une action semblable de la part de la France, ce but n'a pas été atteint.
Le New-York Times du 5 décembre dit, en effet : « Sir Edward Grej- a fait tout son possible pour arriver à éviter la guerre, mais il a trouve' un obstacle à Berlin. Le public américain ne peut pas être trompé à ce sujet ; il connaît trop bien les faits. »
***
De plus, un ministre d'Etat belge, l'honorable Jules Van den Heuvel, a, dans le Correspondant du 10 décembre 1914, démoli à son tour tout l'échafaudage de mensonges établi avec une rare impudence par la Gazette de. l'Allemagne du Nord et la Gazette de Cologne. M. Van der Heuvel rappelle que. le 29 avril 1913, M. von Jagow, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, avait dit que l'Allemagne était décidée à respecter les conventions internationales qui déterminaient la neutralité de la Belgique ; mais qu'un an après il donnait lui-même un démenti à cette déclaration solennelle. Le gouvernement allemand cachait, en effet, son jeu. Il avait, depuis longtemps, l'intention de violer la neu- tralité belge, et il préparait habilement le terrain. Il com- mença, dès le 31 juillet, à affirmer que certains actes hostiles contre lui auraient été commis par la Belgique, sans pouvoir naturellement les prouver et les préciser. S'il était permis de faire à une nation aussi éprouvée que la nation belge le moindre reproche, il faudrait lui dire qu'elle a eu tort d avoir eu trop de confiance dans les Allemands et de leur avoir ouvert toutes ses villes, toutes ses industries, tout son commerce. Un voyage fait par moi, en Belgique, il y a un an, n'a montré une fois de plus l'envahissement de ce pays par les Allemands. Ils étaient partout : ouvriers, employés, garçons d'hôtel, directeurs d'établissements de toute nature, agents financiers, contrôleurs, négociants, artistes, que sais-je ? Ils pullulaient à Anvers notamment, et leur tenue, leur langage, leur insolence, indiquaient déjà qu'ils se croyaientles maîtres. Les savants etlesuniversitaires allemands tranchaient de haut en Belgique et pensaient que les flamingants étaient leurs dévoués serviteurs. Cela ne leur
- 56 -
suffisait pas. Le gouvernement belge ayant pris un arrêté le 3 0 juillet 1914 pour arrêter l'exportation des grains, ils en avaient fait aussitôt l'objet d'une réclamation personnelle. C'est en vain que, pour éviter un conflit redouté, la Belgique autorisa la sortie de cargaisons destinées à 1 Allemagne . Deux jours après, le ministre des affaires étrangères reçut de l'Allemagne un ultimatum qui mettait en demeure la Belgique de consentir, dans les douze beures, à livrer passage aux troupes allemandes, parce que la France était supposée avoir l'intention de marcher contre l'Allemagne par le territoire belge. On sait le reste: le refus formel de la Belgique dicté par l'honneur et par le devoir.
L'opinion publique du monde civilisé se dressa, comme je l'ai dit, contre les Allemands qui non seulement violaient un territoire neutre, mais le couvraient de deuils et de ruines. En face de cette réprobation sévère, le ministère allemand voulut trouver et donner, comme je l'ai relaté plus haut, une justification péremptoire. Il fit fouiller à fond tous les bureaux des ministères et finit par découvrir dans les archives de l'état-major belge un dossier intitulé Inter- vention anglaise en Belgique, 11)06. Aussitôt la Gazette de l'Allemagne du Nord du 13 octobre inséra sur ce sujet ui communiqué officiel que reproduisit la presse allemande. On y accusait la Belgique d'avoir signé une convention secrète avec l'Angleterre en vue de laisser pénétrer des sol- dats anglais sur son territoire, sans avoir appelé 1 Alle- magne à signer une convention identique en cas d'invasion des troupes anglaises ou françaises. Or, ainsi qu'il appert des documents et des faits, il n'y avait jamais eu ni traité ni convention.
Le 24 novembre, après une seconde réquisition, la Gazette de l'Allemagne du Nord relata une pièce contenant une conversation du lieutenant-colonel Bridges avec le général belge Jungbluth à laquelle il a été répondu d'une façon pé- remptoire. Et d'ailleurs, quel argument décisif pouvait- on tirer de l'opinion de Bridges, puisque le gouvernement an- glais n'a envoyé des troupes en Belgique que sur la demande du gouvernement belge, et que ce même gouvernement avait
- 57 -
commencé, d'autre part, à refuser, en cas d'invasion possible, l'intervention et les secours de la France ?
Ces différentes pièces saisies parles Allemands ne prouvent qu'une chose : le souci de la Belgique, devant les menaces ou les manœuvres de l'Allemagne, de préserver son terri- toire contre linvasion étrangère. C'était son droit. C'était même son devoir. Et il faut la plus inique mauvaise foi pour transformer la préoccupation d'une légitime défense en violation personnelle de sa propre neutralité. Cette hypo- thèse est signalée dans le Dictionnaire satirique de Volkna, attribué à Frédéric II en 1762, et l'on voit qu'elle s'est réalisée aujourd'hui. Songer à défendre son territoire contre une incursion de l'ennemi est considéré par les Allemands comme un acte agressif et destructeur de toute neutralité '.
On sait que sir Edward Grey avait offert en avril 1913 l'appui de l'Angleterre si la neutralité belge était violée. La Belgique, qui avait reformé les cadres de l'armée en 1902, complété les fortifications d'Anvers en 1905 et 1906, renou- velé son artillerie, introduit chez elle le service personnel et généralisé l'obligation militaire, se jugeait assez forte pour agir toute seule, et se fiait, en outre, à la parole des puis- sances garantes de sa neutralité. Le 31 juillet 1914, elle remerciait l'Angleterre d'avoir demandé à la France et à l'Allemagne si chacune de ces puissances était prête à respec- ter la neutralité belge, et elle déclarait qu'elle avait confiance dans les excellents rapports qui existaient chez elles à son égard. Donc, au moment le plus critique, à l'heure décisive, la Belgique était prête à se défendre sans l'appui de qui que ce fût. Quand surgit l'ultimatum du 2 août, elle répéta le vieux proverbe : « Fais ce que dois, » et elle refusa de forfaire à l'honneur. Le 4 août, l'Allemagne l'avertit qu'elle allait employer contre elle la force des armes, et le même jour, à dix heures du matin, entra sur le territoire belge parle village de Gemmenich. A trois heures, l'Angleterre se déclara prête à se joindre à la Bussie et à la France pour une action commune en vue de résister aux mesures de violence employées par l'Allemagne.
Il appert donc de ces faits que l'Angleterre avait subordonné
- 58 -
ses offres à l'adhésion de la Belgique, et ce n'est que le 4 août au soir, quand fut consommée l'odieuse violation du droit des gens, que la Belgique fit appel aux puissances garantes, l'Angleterre, la France et la Bussie. pour coopérer à la défense de son territoire.
Il importe aussi de bien constater que l'Allemagne a violé délibérément le territoire belge pour surprendre la France en pleine mobilisation, la vaincre rapidement et se retourner ensuite contre la Bussie. File a voulu en même temps entrer en Belgique pour y faire les réquisitions et y trouver les ressources nécessaires à l'entretien de son armée. Or, elle a échoué dans la première partie de son plan File a réussi dans la seconde qui était une œuvre de vols, de pillages et de destructions. Ayant commis ces forfaits qui l'amenèrent à en commettre d'autres, s'apercevant enfin que 1 Europe manifeste contre elle une indignation légitime et un mépris mérité, elle cherche maintenant à déconsidérer la Belgique en l'accusant d'avoir méconnu ses devoirs et en- gagé elle-même ses voisins à pénétrer sur son territoire. Aux excès qui la déshonorent, l'Allemagne ajoute les mensongesles plus effrontés. Mais cette audace est vaine. Les faits sont là irrécusables pour prouver à tous les gens honnêtes et sensés que la Belgique est restée dans les limites mêmes de ses droits et qu'elle n'a pas une seule faute à se reprocher. Nul ne croit, nul ne croira l'Allemagne qui, dans la situation dif- ficile où elle s'est placée, cherche, sans pouvoir y arriver, à rejeter sa propre faute tantôt sur la Belgique, tantôt sur la France et l'Angleterre (1). Bien ne pourra aller contre cette
(1) Dans une circulaire récente, le chancelier Bethmann-Hollweg affirme à ses agents diplomatiques, en réponse à la déclaration de
.M. Viviani, au Parlement français, le 22 décembre 1914, que l'Allemagne était le 31 juillet dans l'impossibilité d'empêcher la guerre, car la Triple Entente avait rendu toutes nouvelles négociations irréalisables. Or, ce même joui-, 31 juillet, l'Au- triche-Hongrie répondait à des propositions de M. Sazonoffque le gouvernement austro-hongrois consentait à des pourparlers au sujet de l'ultimatum adressé à la Serbie. Et l'Allemagne, sans tenir compte de cette réponse, envoyait dans le même jour un ultimatum à la Russie, qui la sommait de démobiliser dans les 24 heures.
- 59 —
constatation indéniable : l'Allemagne a elle-même déchiré les traités solennels qu'elle avait signés et promis de res- pecter et de faire respecter. Elle a agi déloyalement et cyniquement. Que la honte d'une conduite aussi odieuse retombe à jamais sur elle !
Quant à l'audacieuse affirmation, émise depuis par le gou- vernement allemand, que des francs-tireurs belges et des femmes belges avaient exercé d'atroces représailles sur des soldats allemands, les rapports de la Commission d'enquête présidée par M. Cooreman ont fait justice de cette calomnie et révélé au contraire les plus monstrueux excès commis en Belgique par les troupes allemandes, sur l'ordre de leurs chefs.
Le châtiment certain, inévitable, viendra à son heure, et comme le disait dans un discours émouvant, à l'Hôtel de Ville de Paris, le 20 décembre 1914, le ministre de la justice de Belgique, l'honorable M. Carton deWiart : « Toutenation qui veut vivre et rester elle-même sait désormais où abriter sa confiance, et si d'un côté la Force fait le Droit, de l'autre, c'est le Droit et l'union dans le Droit qui font la Force... L'heure viendra où nos beffrois et nos clochers fê- teront le retour de notre cher drapeau aux côtés des glorieux drapeaux garants d'Angleterre et de France, et à les revoir, clochers et beffrois en oublieront leurs blessures. A ces mêmes heures, nous acclamerons non loin de nous une Alsace-Lorraine redevenue française ; au delà de la Vistule, grâce au noble geste du Tsar, une nouvelle Pologne ressus- citée, et dans toute l'Europe assainie, où un grand souffle d'hygiène morale aura balayé à tout jamais les pestilences de la Weltpolitik les petits Etats s'épanouiront tous sans inquiétude dans les frontières que leur assignent leurs légi- times espérances. Et ce jour-là, il n'y aura pas, dans tout l'univers, une seule conscience d'honnête homme qui ne travaille à l'unisson de la France immortelle, et ne se réjouisse avec elle de la revanche du Droit et du triomphe de la Civilisation ! »
C'est ce que le Président du Conseil a, au nom de la France, déclaré solennellement le22 décembre dernier : « Aujourd'hui
— 60 -
comme hier, comme demain, n'ayons qu'un cri : la Victoire ; qu'une vision : la Patrie ; qu'un idéal : le Droit. C'est pour lui que nous luttons ; que luttent encore la Belgique qui a donné à cet idéal tout le sang de ses veines, l'inébranlable Angleterre, la Russie fidèle, l'intrépide Serbie, l'audacieuse marine japonaise, les héroïques Monténégrins .. Rien de plus grand n'est jamais apparu aux regards des hommes. Contre la barbarie et le despotisme, contre le système de provoca- tions et de menaces méthodiques que l'Allemagne appelait la paix, contre le système de meurtres et de pillages collectifs que l'Allemagne appelait la Guerre, contre l'hégémonie insolente d'une caste militaire qui a déchaîné le fléau, la France avec ses alliés, émancipatrice et vengeresse, d'un seul élan, s'est dressée. Voilà l'enjeu. Il dépasse notre vie tout entière. Continuons donc de n'avoir qu'une seule âme, et demain, dans le jour de la victoire, une fois restitués à la liberté aujourd hui volontairement enchaînée de nos opinions, nous nous rappellerons avec fierté ces jours tragiques, car ils nous auront fait plus vaillants et meilleurs. »
Cette adjuration solennelle sera entendue. Cette prédic- tion éloquente sera exaucée. Quelles que soient les colères et les menaces de la presse allemande, en dépit de la fureur provoquée en Allemagne par la déclaration française du 22 décembre, le Droit l'emportera sur la violence, et le rêve de 1 hégémonie allemande sera pour jamais dissipé, à la grande satisfaction de l'Europe revenue enfin à un sage et juste équilibre.
H. W.
61 —
Appréciations de la conférence de M. Henri Welschinger.
« Nous avons retrouvé hier, à la seconde des conférences organisées par le Journal des Débals à Bordeaux, le même public enthousiaste et nombreux qu'à la première ; et, disons- le tout de suite, cette séance, fréquemment coupée par les vifs applaudissements de l'assistance, a été marquée à la fin par une émouvante manifestation de sympathie et d'admi- ration en l'honneur du peuple belge et du roi Albert. Toute la salle debout, tournée vers la loge qu'occupait le baron Guillaume, ministre de Belgique, battait des mains et accla- mait en sa personne aux cris de « Vive la Belgique ! », la vaillante nation dont le conférencier venait de dire que, petite, elle était plus grande que la grande Allemagne, et son roi, auquel on peut prêter si bien en le modifiant un 'peu, le mot de François 1er ; « Tout peut être perdu fors l'honneur ! »
« Le baron Guillaume assistait, en effet, à la conférence ; il avait pris place avec le personnel de la Légation et du con- sulat de Belgique, dans une loge décorée aux couleurs de Belgique et de France. On remarquait, en outre, la présence de M. Paul Deschanel, président de la Chambre des dépu- tés ; de M. Vesnitch, ministre de Serbie ; de M'"e Bibot ; de M. Thamin, recteur de l'Académie de Bordeaux ; de M. Varagnac, conseiller d'Etat ; de M. Lefaivre, ministre plénipotentiaire ; de M. Maurice Wilmotte, professeur aux Universités de Liège et de Bordeaux ; de nombreuses nota- bilités de la ville de Bordeaux, et aussi d'un groupe de ré- fugiés belges, invités parles organisateurs.
« Enfin, tous les rédacteurs du Journal des Débats actuel- lement à Bordeaux avaient pris place sur la scène aux côtés du conférencier.
« M. Antonin Dubost, président du Sénat, empêché d'as- sister à la conférence, s'était fait excuser (1).
(1) Journal des Débats, édition de Bordeaux, 12 novembre.
— 62 —
L'histoire d'un crime.
« M. Henri Welschinger appartient à la génération des Français qui ont vécu la guerre de 1870-1871. Il remplissait alors des fonctions officielles et vint à Bordeaux. Sur ces mois de tragédie, il donne en ce moment des souvenirs bien captivants dans la Revue des Deux Mondes, lievue austère, dont rien ne trouble ni la gravité ni l'intérêt. M. Henri Welschinger appartient donc à ce nombre de Français qui avaient gardé de la guerre des souvenirs toujours vifs. Regrets, amertumes, douleurs, soif de revanche ces gens-là portaient tout cela dans leur cœur. Ils prome liaient leur âme blessée à travers notre époque, un peu trop oublieuse, un peu trop insouciante. Le temps n'avait pas glacé leur ardeur. Et parfois, (pourquoi ne l'avouerions nous pas ?). ces patriotes de 1870 nous semblaient loin d nous et nous admirions leur constance à continuer de porter le flambeau.
« Comme nous les comprenons à présent ! comme nou sentons bien qu'ils durent être entamés d'une inguér sable blessure, et comme nous devons les remercier de leu pieuse insistance !
« M. Henri Welschinger, historien, journaliste et critiq aura donc vu deux guerres. Deux guerres faites à la Fran par les Allemands II n'a pas eu, sans doute, cette surpri que celle de 1914 a causée à tant de Français. Il ne deva pas douter de sa venue. Et il a pu, tout de suite, la consid rer d'un œil attentif Je ne dis pas froid. Au contrair M. Henri Welschinger est l'émotion même. Et dans cett guerre, je sais fort bien toutes les raisons que son cœur a de battre... Mais son courage lui permet de se maîtriser d'assembler les documents, de sonder l'infamie, de juger le forfait.
« Hier après-midi, aux conférences organisées par les Débals, il nous contait l'Histoire d'un crime : la violation de la neutralité belge. C'est an chapitre unique au cours
— 63 -
duquel un peuple a ajouté à son honneur et où un autre a perdu le sien — irrémédiablement. Il y a dans l'histoire de ce crime quelques pages pathétiques et sublimes : l'ultima- tum allemand à la Belgique, la réponse du Roi, et vingt- quatre heures plus tard, l'entrevue de sir Edward Goschen, ambassadeur d'Angleterre, avec M. de Bethmann-Holhveg. Ah ! l'entrevue de ces deux diplomates, en celte soirée de crise, où l'un tenait le langage d'un honnête homme et l'autre celui du forban ! M Henri Welschinger nous a fait vivre cette scène dramatique — et de quelle vérité et de quel ton !... Cela nous prenait au cœur et nous serrait la gorge, comme certaines pages d'Oulre-Tombe. M. Henri Welschin- ger, d'ailleurs, sursautait lui-même en détaillant de si pesantes injustices. Comment son auditoire ne l'eût-il pas suivi ? Et comment n'eût-il pas témoigné au très distingué ministre de Belgique, qui assistait à la conférence, en un cri unanime, toute la sjmpathie de tous les Français pour la Belgique mutilée, pour son roi héroïque !
« C'est peut être la première fois où des documents diplo- matiques, faisant éclater le cadre de 1 histoire, ont pris la valeur de documents humains. On y sent peser toute la perfidie de l'Allemagne, et sa volonté sauvage y passe comme un souffle empesté. On y voit toute la noblesse courageuse, toute la volonté d'une âmeardente et droite; celle d'unprince qui n'hésite pas entre un combat inégal et son honneur.
« Voilà ce qu Henri Welschinger nous a montré en traits puissants. Nous étions émus, l'orateur aussi. Mais la justice va venir. Et l'archiviste "Welschinger, qui, jeune, assistait le cœur rongé au Congrès qui amputait la France, assistera bientôt, espérons-le, historien célèbre, à celui d'où sortiront une France et une Belgique plus grandes 1.
Gérard Baikr.
(1) Echo de Paris, édition de Bordeaux, 12 novembre 1914. - Voir les mêmes appréciations dans le Nouvelliste de Bordeaux i Gironde et la Petite Gironde, et la Liberté du Sud-Ouest.
Bibliographie
Consulter pour plus de détails sur la Neutralité de la Bel- gique et les divers faits qui s'j7 rattachent, les ouvrages de Maxime Lecomte et du lieutenant-colonel Camille Lévî Cli. Lavauzelle, 1 vol. in-8 , 1914, avec cartes); de M. Jules Poirier, la Belgique devant une guerre franco-allemande Fournier, 1 vol. in-<S", avec cartes, 11)13) ; la Belgique mili- taire du lieutenant Péria ; la Belgique et la Hollande. devant le Pangermanisme, par le général Langlois 1906) ; la Neutralité belge, par le lieutenant de Lanet. l'Offensive allemande par la Belgique, par le général Maitrot (1912 et les divers ouvrages du général Brialmont, V. Hœnig, du colonel Boucher, du colonel Hennebert, du colonel Rouen, du lieutenant-colonel Picard, d'Ampboux, Andrillon, Bague- rault de Puchesse, Banning, Bremer, du major Déjardin, du colonel Cambre! in, du général Chazal, du général Cou- pillaud, du colonel Rudtœiffer, de Paul Devaux, du colonel Dujardin, de Dollot, du colonel Ferron, de F. de Mondion, du colonel Grouard, du baron Guillaume, du général Her- ment, du colonel Humbert, de Th. Juste, du colonel Ket- tschau, Kheitmann. Landrecie, du colonel Leblond, de Lorand, Charles Malo. C. Messin, du commandant Mor- dacq, du général Xiox. de Xothomb. O'Dax, Kleen. Schwob, Thonissen, Wilmotte, Wceste. — Voiries articles du général de Castelli, du capitaine Culmann, du colonel Fervel, du co- lonel Goedke, du général Gicthals. de L. Victor-Meunier, Maurice Renard, Von Sonlœffen, Roland de Mares et J. von der Heuvel, ainsi que les études de la section historique de FEtat-Major français dans la Revue d'histoire militaire, et la Correspondance diplomatique Livre <jiis de Belgique, 24 juillet-29 août 1914, Livre bleu anglais, Livre jaune français, Livre orange russe, etc.;
Lire aussi le discours de George Lloyd. Ministre des Finances de la Grande-Bretagne, le 19 septembre 1914, la conférence de Maurice Wilmotte à Bordeaux, le 24 no- vembre 1914 Journal des Débats du 1e'' décembre , ainsi que les rapports sur les violations nombreuses des règles du Droit des Gens, des lois et coutumes de la Guerre adressés au Ministre de la Justice. M. Carton de Wiart, par la Com- mission d'enquête présidée par M. Cooreman, ancien Pré- sident de la Chambre des députés de Belgique.
BLOUD et GAY. Editeurs. 7. place Saint-Sulpice. PARIS-6
Prix : 1 franc
JLes vJrandes JDataiUes
Raconter les • Grandes Batailles » sous une forme accessible à tous, non technique, et cependant do- cumentée à la fois d'après les relations des • états-majors » et d'après les résultats vécus des témoins, tel est le but de cette nouvelle collection.
Jean LORBESTIER
LEIPZIG
L'Allemagne vient de fêter, dans un grand enthou- siasme, la « Bataille des Trois Nations •. Il était opportun de rappeler à ce propos l'héroïsme de la Vieille Garde, la mort fameuse de Poniatowski, tout ce qui nous permet d'affirmer que. même dans cette défaite, notre honneur fut sauf.
144 pages.
Yves DORMIE
SADOWA
Le 3 juillet 1S66. qui vit le triomphe de Berlin sur Vienne, est une date européenne. Tragique pré- face au sombre drame de 1870, elle marque aussi dans notre propre histoire.
l5o pages.
Noël AYMES
MOUKDEN
Une action qni heurte 700.000 hommes sur 160 kilo- mètres de front, l'audace du haut commandement japonais, la résistance têtue du soldat russe, l'in- décision de son chef Kouropatkine, voilà ce que nous rappelle le nom jusque-là presque inconnu et désormais inoubliable de Moukden.
t5o pages.
EN PRÉPARATION
LODZ
(1914
Cmp.J. llertch, 17 villa d'Alétia.- Farit-1*-.
[7.022
n- 4 « pages actuenes »
i<)14-iqj5
Du XVIIIe Siècle
à l'Année Sublime
Etienne LAMY
de l'Académie française
BLOUD et GAY, Éditeur!
7» PLACE SAINT SULP1CE, PARIS
PAGES ACTUELLES
Du XVIIIe Siècle
L'Année sublime
Etienne LAMY
DE L'ACADÉMIE FRANÇAIS]
PARIS BLOUD & GAY, ÉDITEURS
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
1915
Du XVIIIe siècle
à Tannée sublime (1)
Messieurs,
La liste des livres récompensés par l'Académie française en 1914 est sous vos yeux. Analyser ces œuvres, dont plusieurs sont admirables, serait ac- complir, à notre manière accoutumée, notre tâche annuelle.
Mais cette année-ci ne ressemble point aux autres. Ce qui est particulier, travaux, mérites, personnes, ne semble plus valoir que par son union à ce qui est général, ne survit qu'absorbé dans le
(1) Rapport de M. Etienne Lamy, Secrétaire perpétuel, sur les concours de l'année 1914 lu dans la séance publique annuelle de l'Académie française le jeudi 17 dé- cembre 1(J14.
grand tout, la France ; à elle vont tous nos désirs de justice et d'hommage. Je suis sûr d'offrir aux écrivains la plus haute louange si, au lieu d'isoler leurs mérites en des examens de détail, je montre dans la diversité de leurs efforts l'œuvre commune et française. Aussi bien n'est-ce point par le détail qu'il importe le plus d'honorer notre littérature contemporaine. Contre elle, du dehors, se mène dans le monde une campagne systématique, obsti- née, perfide. On respecte les lettres françaises un peu comme un tombeau et pour ensevelir les vi- vants sous les morts. Entre ce que fut notre intel- lect et ce qu'il est, on dénonce une rupture, on dé- plore qu'elle soit irréparable, on ne se console pas qu'une influence naguère si gardienne de l'ordre propage la futilité dans le goût, l'anarchie dans les doctrines et la corruption dans les mœurs.
Cette guerre a précédé l'autre, toutes deux ser- vent le même dessein : ne plus nous laisserde place parmi les grandes puissances des armes et de la pensée. Le moment où la France résiste à l'inva- sion de son sol convient pour repousser les attaques à son génie. Cette malveillance nous sert : en nous provoquant à dire quand notre littérature modifia sa tradition, et à reconnaître quel péril apportait celte nouveauté, elle nous autorise à mettre en lumière un fait digne d'une attention qu'il n'a pas encore obtenue.
Ce que des ennemis appellent un commencement de déclin a été une maladie de croissance. Et le mouvement contemporain des esprits est une des évolutions les plus imprévues, les plus profondes, les plus efficaces qui aient assaini, renouvelé, étendu la culture française.
Pendant la plus longue période de notre histoire nationale, le caractère essentiel de notre pensée fut la foi. On partait de cette idée première que des dépendances innées, des solidarités indestructibles tiennent tous les hommes unis les uns aux autres et chacun à des forces antérieures et survivantes, la famille, la race, l'Etat, l'Eglise. Une société qui imposait à tous des sacrifices constants, douloureux et inégaux, semblait bonne parce que tous croyaient obéir à une volonté surhumaine et, par cette obéis- sance, s'assurer des compensations immortelles. L'esprit vivait de respect. Ses œuvres les plus importantes de philosophie dogmatique et de mo- rale religieuse se consacraient au service de Dieu, ses vastes études des origines et des gloires natio- nales au service de la race, et ensemble elles pourvoyaient au service de l'individu, pour qui l'essentiel était connaître son passé et son maître. Les œuvres d imagination n'étaient que pour le repos et le sourire de cette existence grave, la
- G —
détendaient sans la relâcher ; les plus légères n'ébranlaient ni l'Etat, ni les mœurs publiques, et même restaient, par leur fidélité fervente à toutes les disciplines sociales, les collaboratrices delà stabilité universelle.
Au xvuie siècle, ces réserves de respect se trouvèrent épuisées. Dans les institutions où les pères s'étaient sentis défendus, les fils se jugèrent captifs. Pour se délivrer, ils opposèrent au droit de la société le droit de l'homme. C'est à la préémi- nence de l'intérêt général qu'avait été subor- donnée la volonté individuelle, eux découvrirent dans la volonté de chacun l'unique juge des intérêts généraux. Pour discerner ce qui lui est utile, tout homme a la raison. Il ne saurait donc être l'esclave- né de forces supérieures à lui : c'est lui qui, par son consentement, crée le droit des autorités aux- quelles il se soumet, et toute dépendance qui cesse de lui sembler nécessaire cesse d'être légitime. Aussitôt la critique de tout ce qui existait devint la fierté et la joie des intelligences.
Ce changement transforma la littérature et les méthodes de persuader. Jusque-là la concorde d'une tradition continue semblait la preuve la plus certaine de la vérité. Désormais on cherche la vérité dans le témoignage solitaire de chaque homme, et l'intérêt de ce témoignage est de ne pas
répéter ce qui a été déjà dit. Jusque-là l'exacte con- naissance du passé semblait le plus grand service à rendre au présent. Ce passé semble d'avance infé- rieur à l'avenir que la sagesse novatrice porte en elle. La recherche scrupuleuse de ce qui fut exigeait une compétence lente à acquérir et entretenait une consciencieuse timidité à conclure. Désor- mais il s'agit moins de savoir que d'argumenter. Pour dire, par syllogismes et par dilemmes, son fait à ce qui existe, ferrailler sur des doctrines et pousser les coups droits des conclusions abso- lues, il suffit d'une vivacité impatiente. Ainsi les longs traités que l'érudition grossissait sans hâte se changent en thèses courtes, claires, impérieuses, et les plus brèves, les plus répandues et les plus passionnées vont être les feuilles quotidiennes. A l'avènement du préjugé théorique s'ajoute l'inva- sion du rire dans les affaires sérieuses. Non pas qu'on ait davantage d'esprit, mais il était un jeu et il devient une arme. Formuler ou suivre des idées, ne va pas sans fatigue, le comique des choses donne un plaisir sans peine, et les moins acces- sibles au raisonnement le sont aux plaisanteries. Rien donc de plus efficace et de plus expéditif que discréditer par le ridicule les institutions et les croyances gênantes. Enfin la même stratégie, inat- tendue et profonde, confia la défense des idées les plus importantes au plus frivole des genres litté-
- 8 —
raires, et fit la fortune soudaine et extraordinaire du roman. Créer des êtres à son gré, leur faire une vie artificielle comme eux, les soustraire à toutes les intluences dont on souhaite la fin, con- duire librement des fictions favorables aux théo- ries dont on veut le succès, retenir par l'attrait d'une aventure les lecteurs que rebuterait l'aridité dune dissertation, les gagner malgré eux aux doc- trines inséparables du récit qui les attache, telle devient la force cachée et redoutable du roman. Ainsi contre le vieil ordre se liguèrent les puis- sances delà dialectique, de l'ironie et du rêve.
La première autorité dont s'émancipèrent les philosophes fut celle de Dieu. Ils enseignèrent le scepticisme à une aristocratie pourvue de tous les avantages sociaux et à laquelle manquait seule- ment plus de licence dans la plus élégante distrac- tion de son oisiveté, la galanterie. C'est pourquoi la littérature devint libertine en même temps qu'impie. Encore fut-elle l'une et l'autre avec mesure. L'élite laissait au peuple Dieu comme le gardien d'un ordre avantageux pour elle, revendi- quait les libertés de l'amour sans nier les droits de la famille, et n'avait pas besoin que le mariage fût dissous pourvu que les maris fussent trompés. Elle tenait à la stabilité des conditions puisqu'elle
possédait les meilleures. Elle trouvait à la gloire de l'Etat un avantage personnel et dans les victoires des armées sa meilleure chance de fortune. Elle formait un groupe restreint et clos où chaque membre veillait jalousement sur le prestige com- mun, devait sa considération propre à l'estime de ses pairs, et ne la conservait que par les élégances du courage, les délicatesses de la dignité, certains scrupules sur les moyens de parvenir. Les vertus publiques étaient maintenues en elle par la cons- cience de l'honneur.
Mais ce privilège héréditaire d'une caste ne pou- vait longtemps la défendre contre l'esprit de con- séquence qui réclamait toute la primauté pour 1 intelligence individuelle et, par la Révolution française, "prépara l'avènement de la bourgeoisie. Les intérêts généraux ne semblèrent pas souffrir d'être remis à plus de mains : la bourgeoisie ajou- tait même aux principes d'ordre sa vertu propre, l'amour du travail. Ses profits l'attachaient forte- ment à la propriété. Sa vie ordonnée avait peu de loisirs pour les mauvaises mœurs et goûtait les joies reposantes du foyer. Elle ne refusait pas son dévouement aux intérêts nationaux qu'elle était fière de gouverner, et sa sollicitude à l'armée, dont le poids portait surtout sur les pauvres. Gardienne de toutes les traditions qui ne la gênaient pas, elle s'abstenait de répandre en propagande son seul
— III —
scepticisme, son indifférence religieuse. Pourtant voici une nouveauté menaçante. Le bourgeois, s'il ne trouve pas en lui-même la loi de son devoir social, n'a pas pour la remplacer, comme le noble, la discipline d'une opinion ambiante. Membre d'une classe trop vaste et trop mobile pour acquérir delà solidarité et des traditions, il n'est plus qu'un atome dans une foule. Son sens du gain révèle à ce laborieux, surtout occupé d'accroître sa fortune, moins l'union quela discorde des intérêts humains, le fait l'architecte solitaire de sa destinée, l'accou- tume à croire qu'un bonheur conquis sur les autres ne leur doit rien. La littérature suivit et précipita celte métamorphose. Sans ébranler ce qu'elle appelait toujours les bases de l'ordre social, elle commença à traiter de vertus attardées, puis de manies douces, le désintéressement, la générosité, tout ce qui gène le succès, à présenter la vie comme la lutte de tous contre tous, à changer en idolâtrie le culte de l'argent.
Le gouvernement de la bourgeoisie n'était encore qu'une Iransaction et une transition. Contre une minorité la logique du droit individuel arma du suffrage universel la démocratie. La démocratie inaugurait la souveraineté des simples, les simples sont reclilignes et vont droit à l'absolu. Alors
— 11 —
tous les fruits de l'arbre planté au xvme siècle mûrirent à la fois, la littérature les cueillit et les distribua partout. Et ce fut l'avidité frénétique du droit individuel.
L'incrédulité prit aussitôt un autre caractère. Pour s'être transmis l'irréligion comme une supé- riorité de l'esprit, les intellectuels l'avaient rendue désirrfble aux ignorants comme une présomption de culture. Pour avoir laissé la foi au peuple comme uneécolede patience, les aristocraties la lui avaient rendue suspecte comme un instrument de servi- tude. L'irréligion, créatrice d'impatience contre les iniquités du sort, était pour les heureux une super- fluité, elle devenait pour les prolétaires un devoir. Puisqu'elle devait hâter la révolte des malheureux contre leurs maux, il ne suffisait plus qu'elle s'ou- vrît les intelligences comme une opinion par une lente propagande, il fallait qu'elle s'imposât d'ur- gence, même par contrainte, comme une mesure de salut public. Pour provoquer cette violence et lui prêter main-forte surgit une littérature éduca- trice d impiété.
Dès qu'avec Dieu s'évanouissait la vie future, il ne restait à l'homme, pour accomplir la loi de sa nature, être heureux, que les bonheurs immédiats de ce monde. Et alors commence à se dérouler, sur le terrible rouet, le fil des conséquences. La vie présente, sans laquelle l'homme ne peut goûter
- 12 —
a-ucun bonheur, est de tous les biens le plus pré- cieux, et le pire des maux est la mort. Pourtant, aux causes de mort que l'impuissance humaine s'efforce de supprimer, la folie humaine en ajoute une : la guerre. Par elle, les empires les plus Gers de leur civilisation perpétuent la pratique des sa- crifices humains. Aux sacrifiés étaient hier encore jetés des mots, évocateurs de devoirs absolus et de récompensescertaines. Mais quelle force gardent ces mots pour l'homme, s'il ne croit plus ni en des devoirs supérieurs à sa volonté, ni en des compen- sations supérieures à ses sacrifices ? Et si l'être abstrait dont on l'appelle le soldat lui est moins précieux que son être de chair ? Et si défendre l'œuvre des ancêtres est seulement, pour lui, pré- férer les morts aux vivants, et défendre la race, sa- crifier les vivants à ceux qui ne sont pas encore ? Plus il sera bon logicien, plus il deviendra mau- vais soldat. Les logiciens déclarèrent la guerre à la guerre, les amis de la paix devinrent les ennemis des armées, les négateurs de la nation les apôtres de la fraternité universelle, et les plus hardis, je- tant ces masques magnifiques, se refusèrent à la patrie, du droit de leur indépendance et de leur repos. Et il se forma, pour leurdonner raison, une littérature éducatrice de lâcheté.
Commenta cette vie si défendue contre le péril,
— 13 -
assurer le bonheur? Les avantages qui font la différence de sort parmi les hommes sont presque tous des dons de nature, innés, indivisibles, ina- liénables. Seules les matières dont notre globe est formé offrent des masses partageables que ses habitants ont de tout temps jugées précieuses au point de les appeler « les biens ». L'exemple de la bourgeoisie avait confirmé la multitude dans l'o- pinion que ces biens sont les transformateurs de la destinée. Mais tandis que la bourgeoisie comptait sur l'effort personnel pour multiplier la richesse par le travail, la masse des prolétaires redoutait que le travail ne la libérât pas delà misère. Au lieu d'accroître la richesse, n'était-il pas plus sûr de la partager ? Partager était un droit depuis le jour où quelques-uns, s'appropriant ce que la nature préparait à tous, avaient fait tort au genre humain, et, en devenant riches, commis le crime de créer le pauvre. Partager était au pouvoir du pauvre, maître par le nombre. Partager devint l'idée fixe et commune des réformes contradictoires qui apportaient l'espérance aux plus dépourvus et à tous la révolution sociale. L'incertitude des suites n'était pas pour arrêter les expérimenta- teurs, car, n'ayant rien à perdre, ils ne cou- raient que les bonnes chances d'un changement. La ruine du riche était double gain : la dépouille des spoliateurs ferait retour au spolié et à sa joie
- H -
d'avoir davantage s'ajouterait la joie qu'ils eussent moins. Ce nivellement ne dût-il étendre que l'in- digence universelle, ce serait une consolation de goûter l'égalité enfin conquise dans le malheur commun. A éveiller, à répandre, à exaspérer ces doctrines se consacra une littérature éducatrice de cupidité et de haine.
En attendant que le destin change, pour les déshé- rités il présente aux élus de toute culture, de toute condition, de tout sexe une joie, l'amour. Mais l'a- mour n'est plus une générosité définitive d'un homme et d'une femme à unir leur sort, une plénitude où le corps et lame se confondent, une prévoyance qui emploie des vies passagères à la perpétuité de l'es- pèce. Si le mariage élève des séparations impi- toyables entre ceux qui s'aiment ; s il tient rivés par une chaîne perpétuelle ceux qui ne s'aiment pas, si la paternité encombre de devoirs accablants toute la vie de ceux qui s'aimèrent,1 l'amour met dans une existence faite pour le bonheur trop d'attentes et d'épreuves. Se joindre dès que l'attrait commence, se séparer dès qu'il cesse, ne s'alour- dir d'aucune charge qui lui survive, tel est 1 amour enseigné par la nature quand elle cherche unique- ment son plaisir. Et tandis que les instincts de cette nature avaient été jusque-là contenus dans les aristocraties même incrédules par le respect des mœurs établies, le souci de la décence extérieure,
— 15 —
et, faute de mieux, les rites des lois mondaines, la multitude se trouvait à la fois plus livrée aux sur- prises impérieuses des instincts, moins gênée dans ses caprices et ses impudeurs par l'armature sociale et le souci du qu'en dira-t-on, enfin plus prévenue par son manque de ressources contre les charges de famille : une licence jusque-là hon- teuse d'elle-même et cachée dans le secret des dé- sirs allait devenir plus effrontée et publique. Des écrivains, habituels chercheurs de ce qui excite l'attention, comprirent que l'heure avait sonné pour eux d'un succès inépuisable, que réclamer la liberté de l'amour était toucher au plus passion- nant des problèmes et fixer, sinon l'approbation, la curiosité universelle. C'est pourquoi psycho- logues, physiologues, législateurs, dramaturges, romanciers, nouvellistes s'abattirent sur l'amour comme sur leur proie, au nom du droit indivi- duel attaquèrent le mariage, conclurent au divorce, poussèrent à l'union libre, légitimèrent la stérilité de cette union. Et comme pour retenir la foule, ses amuseurs et favoris doivent enchérir les uns sur les autres et se dépasser eux-mêmes, on ne se borna pas à dégager de toutes gênes la sensualité, on la surexcita par un racolage qui employait l'indécence des peintures et l'ignominie des mots à provoquer la saleté des actes ; sous prétexte que l'art puri- fie tout, on abaissa l'art à ne s'inspirer que de ce
— 16 —
qui est impur, et une littérature se fit éducatrice de corruption et de mort.
Certes les maîtres d'immoralité n'étaient ni les seuls, ni les plus nombreux, ni les plus illustres représentants des lettres françaises. Certes encore, les pires pornographes nous compromettaient par des œuvres ignorées de nous, car ils travaillent pour l'exportation, et tout n'est pas vertu dans les cen- seurs cosmopolites qui goûtent à ces lectures le double plaisir de s'y plaire et de s'en scandaliser, et, après s'être jetés sur la marchandise, nous ac- cusent de leurs goûts. Certes surtout les audaces contre l'ordre entier de la société ont été une autre débauche, celle de l'esprit, emporté par sa logique, et décelaient plus de bravade intellectuelle que de perversion morale. Il n'en est pas moins vrai que trop d'écrivains, même célèbres, ont accordé à la licence des mœurs ou à l'anarchie des doctrines droit de cité dans nos lettres. Que l'invasion eût gagné, elle préparait celte décadence où la joie impatiente de nos adversaires nous déclare déjà tombés.
Ils ont trop tôt désespéré de nous. Le mal a atteint sa limite quand il a laissé voir son étendue. Il la dissimulait tant qu'apparaissaient seulement les conséquences émoussées d'une formule séduc-
- 17 —
irice. Mais quand le droit de l'individu a poussé son cri de guerre contre le droit social et a présenté ensemble toutes ses conséquences indissoluble- ment unies, toutes les destructions entraînées par une destruction première, il n'a plus été permis de se méprendre sur l'importance des intérêts et des doctrines en conflit. Oui, faute d'un législateur surhumain, le droit de l'individu ne peut être fait que par la volonté de l'individu, sa loi est ce qui lui plaît, il ne lui plaît jamais de souffrir, et, pour ne pas souffrir, il devient l'adversaire naturel et le destructeur légitime de toutes les institutions so- ciales qui exigent de lui un sacrifice. Mais si, occupé de lui seul, il se rend étranger aux intérêts généraux, il préfère l'atome à la masse, 1 éphémère au durable, et plus il se préfère, plus il s'amoindrit et se dé- grade, car sa destinée, réduite à de trop médiocres bonheurs, perd toute noblesse et tout sens. Le té- moignage universel affirme le droit social, car l'es- time, la gratitude et 1 admiration publiques, voix profondes et spontanées de notre nature, n'ont jamais refusé l'hommage aux désintéressés, aux généreux, aux héroïques, et à eux seuls demeurent fidèles. Pourtant, prétendre qu'un être instinctive- ment obsédé de son intérêt propre et immédiat, tout d'indifférence pour les autres et pour les heures où il sera retourné au néant, gêne sa vie ou l'expose au profit des étrangers et de l'avenir, c'est fonder
— 18 —
l'ordre du monde sur l'inconséquence de l'homme. Pour que les générosités nécessaires de l'individu envers les intérêts généraux soient obtenues et durent, il faut qu'il ne les accorde pas par un con- sentement libre de se refuser et de se lasser, il faut qu'elles s'imposent à lui, malgré les révoltes de sa volonté, comme des devoirs absolus: c'est admettre que l'homme a un maître et que ce maître est un législateur surhumain. Et, pour que le sacrifice continu des intérêts particuliers à l'ordre général n'impose pas une duperie à l'individu, force est d'admettre une autre existence où tout s'ordonne en justice.
L'idolâtrie de l'individu aboutissait, sans une fêlure de syllogismes, à la ruine de la société. Chaque preuve fut un avertissement, fixa l'attention sur le principe générateur de cette anarchie, rap- pela que le vrai ne peut créer le mal. L'évidence des périls rendit plus chères les institutions vieilles comme le genre humain et qui se trouvaient mena- cées. A mesure que se déployaient les puissances de dissolution, elles suscitaient les forces de relè- vement. La revanche des vérités traditionnelles sur les abstractions anarchistes, voilà l'effort le plus évident de notre pensée et le caractère essen- tiel de la littérature contemporaine.
Voulez-vous connaître ses directions nouvelles ? Consultez d'abord le vol des poètes. Comme les
— 19 -
oiseaux migrateurs, quand la saison change, vont et viennent dans l'air et par de vastes orbes ras- semblent et orientent l'armée voyageuse, les poètes sont les premiers témoins de l'avenir ; leur sensibi- lité prophétique devance les saisons de la pensée et leurs ailes les portent droit aux printemps pres- sentis. Personne comme ces familiers des altitudes n'a mesuré la profondeur de chute qu'il y a dans certaines espérances. Hier lapoésie se paganisait en un sensualisme raffiné ou brutal, satisfaite de cueil- lir pour la demeure d'un jour les fleurs d'un jour. Voici le matin d'une poésie autre, surtout sensible à la cruauté de l'énigme humaine, à l'affreuse déci- sion de désirer tant pour obtenir si peu. Aux joies d'hier elle préfère sa tristesse. Et cette tristesse est changée en joie pour ceux de ces poètes qui ont fui les sécheresses du scepticisme jusque dans les plus précises des croyances. Il en est qui opposent aux fêtes de la chair la vertu des renoncements, l'honneur de la chasteté, se proclament chrétiens, catholiques, et ce sont les plus jeunes Courage précurseur, qui n'est passé inaperçu de personne, recueille, au lieu de dédains, du respect, et où les clairvoyants ont reconnu une force, la force d'une génération en qui ressuscite le divin.
D'un pas plus lent, les penseurs suivent la route
— 20 -
que les inspirés survolent. Non seulement une ferveur encyclopédique a renouvelé la science religieuse, mais les croyants de la raison seule ne la comprennent pas comme autrefois. Ceux qui se sont eux-mêmes donné le nom de philosophe au xvme siècle, se souciaient uniquement d'exercer en ce monde la primauté intellectuelle et se moquaient du reste : s'enquérir d'où l'homme vient et où il va leur semblait la plus vaine des indiscrétions. Rien que pour cette indifférence, ils ne paraîtraient pas philosophes aux philosophes d'aujourd'hui. Des peut-être ne suffisent plus quand il s'agit de la des- tinée humaine, et c'est avec un sérieux passionné que, poursuivant le voyage de la vieille sagesse, les philosophes redeviennent les explorateurs de l'in- visible. Si des argumentateurs continuent à pré- tendre que l'hypothèse du surnaturel est éliminée par la science, d'autres, parmi les moins prêts à accepter pour certitude une vérité révélée, répon- dent qu'entre la science maîtresse de la matière, des dimensions et des nombres, et la conscience de l'immatériel et de l'infini il n'y a pas de rapports, donc pas de contradictions.
Tandis que, naguère, on tenait pour une faiblesse de l'esprit « le préjugé religieux » une dialec- tique meilleure a convaincu de « préjugé scien- tifique » le postulat des chimistes et des mathé- maticiens contre la foi. Si ces philosophes ne con-
— 21 —
viennent pas que l'Eglise ait résolu le problème, ils consentent qu'elle l'a bien posé, que les doc- trines d'immortalité et de providence apportent à la vie une explication, à l'homme une noblesse. Ils aspirent au droit de conclure, par la raison, à la vérité de cette espérance. Or, dans ce conflit des doctrines, lesquelles obtiennent le plus de faveur? Est-il nécessaire de nommer ici, devant eux, les maîtres de cette sagesse renouvelée ? Et pourquoi leur autorité croissante, sinon parce qu'ils sont des annonciateurs d'idéal ? Et n'est-ce pas un signe des temps que les gros traités de philosophie et de religion reprennent dans la pro- duction intellectuelle et dans l'intérêt général la place demeurée vide depuis la fin du xvne siècle?
La littérature qui borne son regard aux choses de ce monde apparente la multitude etla variété de ses œuvres par deux habitudes communes, et échappe de plus en plus aux deux influences im- portées du xvme siècle. L'abus de l'a priori ? mis partout en suspicion les systèmes théoriques et rendu crédit à l'étude attentive des réalités. Par une coïncidence qui est une harmonie, les malices, les finesses, les pointes, légèretés de l'intelligence que le xvme siècle appelait l'esprit, comme si elles en fussent le tout, perdent sur la raison le pouvoir usurpé par elles. Les meilleurs plaisants ne dissolvent plus dans le rire la gravité des ques-
tions. Railler n'est plus répondre. L'esprit conti- nue à plaire mais cesse de duper, et un bon mot n'a plus le demi er mot.
Ce retour à l'ordre dans les méthodes de per- suader et dans l'estime de leurs valeurs favorisa les revanches sur les sophismes. Si les serviteurs de l'anarchie et de la haine ont menacé de subver- sion totale la société, que pèsent leurs thèses, mises en balance avec les efforts de ceux qui défendent la société en la réformant ; si quelques sophistes ont érigé en doctrine l'indifférence à la race et à la patrie, quel est le travail préféré des intellectuels aujourd'hui? L'histoire de la France à toutes les époques. Rien ne subsiste du dédain un instant voué au passé. Nos plus anciennes origines nous sont proches, nous en interrogeons les vesti- ges comme on consulte des papiers de famille et la succession des siècles sonne les moments d'une vie toujours une etquiseprolonge en nous. De moinsen moins se surprennent l'artifice de chercher dans les faits d'autrefois des arguments pour les idées d'au- jourd'hui, ou l'inintelligencede ne reconnaître dans la demeure de toujours et de tous que l'œuvre d'une heure et d'une faction. Dans ce labeur immense deux fécondités sont significatives. Depuis qua- rante-trois ans s'empresse autour de notre défaite le concours des historiens. Non seulement la grande douleur a eu des fidèles pour l'ensevelir,
- 23 —
mais les moindres champs de rencontre et de mort ont été visités, pas une des tombes obscures n'est restée sans fleurs. Piété plus profonde et plus touchante que le culte offert aux victoires : car le souvenir gardé à nos malheurs entretenait la mé- moire de nos fautes et la volonté delà réparation. Comme l'heure tardait trop de rendre à la France ses frontières d'Europe, des impatients, officiers et explorateurs, ont trompé leur attente en faisant à la France, hors d'Europe, un empire. Vers ces donateurs de territoires s'élança aussitôt la faveur générale, et le succès de la bibliothèque énorme qui raconte la gloire de nos Africains est à notre honneur aussi. Qui attire et retient notre attention si rebelle aux intérêts coloniaux ? Est-ce l'é- tendue des prises et le calcul du gain ? C'est surtout la joie de retrouver notre race, d'admirer avec quels minuscules moyens elle accomplit les grandes choses, de connaître notre richesse en hommes sur lesquels peut compter la France. Et qui nous prétendrait uniquement attachés aux intérêts particuliers devra expliquer pourquoi dans toute notre histoire un temps et un homme concentrent l'attention privilégiée des écrivains et des multitudes. La Révolution et l'Empire comp- tent parmi les époques où les fortunes furent le plus instables, où les intérêts souffrirent le plus, où la vie compta le moins, mais où les hommes
- 24 —
crurent se dévouer à l'émancipation du monde, et sentirent sur les plus humbles fronts le rayon d'une fierté commune. Tant de délivrances la firent-ils plus libre, tant de victimes ne la laissè- rent-ils pas plus faible ? De ces splendeurs fugi- tives qu'aura-t-elle donc ? La générosité, même vaine, et la gloire, même onéreuse. Voilà pourquoi un homme règne encore, toujours vivant, plus maître aujourd'hui du souvenir qu'il y a cent ans de l'obéissance et pourquoi s'élève toujours plus haut le nom de tous les noms qui rappelle le plus aux hommes le génie de la guerre et du gou- vernement.
Ce grand envahisseur, qui ne cessa de fondre les peuples et de franchir les frontières, bouleverse encore et mêle les genres de littérature. Elle a des œuvres de vérité et des œuvres d'imagination : celles-ci plus populaires, car pour le plus grand nombre des hommes, vivre n'est pas savoir, vivre est être ému. Mais l'homme est, par sa sensibilité même, distrait des fictions si les événements vrais se succèdent plus variés, plus superbes, plus im- menses, que ne seraient des rêves. Durant l'épo- que révolutionnaire l'histoire fut le plus pathétique des romans et leur fit tort. Plus Napoléon ressus- cite, plus resplendit l'évidence que nul songe n'é- galerait cette destinée. C'est pourquoi sa vie et les mémoires si nombreux sur son temps ont remplacé
- 25 —
des lectures plus frivoles, dans la préférence des oisifs même qui veulent seulement distraire leurs heures. Et, grâce au héros de l'histoire, il s'est écrit moins de romans.
Ils ne sont pas encore près de manquer, mais eux-mêmes se transforment. Non que beaucoup ne soient faits encore à la mode d'hier, mais, comme de toute mode qui retarde, on discerne mieux les laideurs et les non-sens. L'indécence, pour avoir tout montré, a perdu ses propriétés excitantes et inspire surtout la lassitude du trop vu. Le droit illimité de la passion n'est plus le dogme intangible.
Parmi les écrivains fidèles à l'ancien concept du genre, et résolus à ne faire du roman que le livre de l'amour, beaucoup ont cessé de voir dans l'amant le surhomme auquel tout doit ap- partenir. Celui qui se veut garder sa femme a cessé de paraître l'inférieur de celui qui veut la lui prendre. Or, à peine reconnue entre les adver- saires d'amour l'égalité du droit individuel, force était d'admettre qu'il y a un amour respectueux et un amour destructeur des droits fondés sur l'amour même, un amour qui perpétue et un amour qui dégrade la dignité de la femme, un amour qui fonde la famille et un amour qui la
— 26 -
détruit ; force était de songer aux victimes que le caprice d'un jour peut faire en brisant un foyer. Alors on a découvert dans le divorce des bar- baries, des injustices, des dommages irrépa- rables et le héros du roman est devenu parfois le mari. Dès que Messieurs les peintres ordi- naires de l'amour consentaient à l'étudier d'après nature, au lieu de recopier un type uniforme et faux, ils ont reconnu les concordances et les con- flits entre les attraits spontanés de chaque cœur et les intérêts multiples et permanents d'autres cœurs, ils ont vu dans l'amour, au lieu du con- quérant supérieur à toute loi, le fidèle ou l'ennemi d'un ordre qu'il doit servir. En même temps que le roman était ainsi ramené à la morale, il l'était à la loi première de son art qui est l'obser- vation, et elle lui assurait un accroissement de va- riété et de vie.
Et ce n'était que le début d'une intelligence plus complète et plus rénovatrice. Si puissant que soit l'amour, il n'est pas le seul maître qui agisse sur les hommes et, par eux, sur la société. Nombreuses sont les forces qui, étrangères à lui, se la disputent et luttent les unes contre les autres. Etudier l'en- semble des passions humaines, parmi elles faire à l'amour sa place, mais non toute la place, dans leur mêlée mesurer leurs énergies, suivre les solidarités et les conflits de toutes ces puissances
— 27 -
directrices en chaque être et dans le corps social est multiplier dans le roman lui-même les puis- sances d'intérêt, de variété, d'art et d'éducation. Voilà ce qu'une étude plus complète a révélé aux maîtres du genre. Evoquez les œuvres les plus ré- centes par lesquelles ilsontrenouvelé leur manière, et les mieux accueillies du public, et de ces romans si divers définissez le caractère commun. C'est l'a- moindrissement de la toute-puissance accordée à l'amour. Non seulement il ne supprime plus, force élémentaire et irrésistible, toutce qui n'est pas lui, mais il subit la compagnie des sentiments étran- gers à lui, quelquefois plus forts que lui, et sou- vent plus légitimes.
Cet esprit nouveau a surtout conquis à son visible empire la jeunesse, pour laquelle accueillir une doctrine est parfois l'outrer. Reconnaissez à leur éclat matinal les romans où depuis quelques années votre faveur attentive cherche les tendances des générations nouvelles : dans tous, le sentiment qui occupe la moindre place est l'amour, dans plu- sieurs il n'en a aucune. Et quelles forces appa- raissent là, supérieures à lui, plus nécessaires, plus maîtresses des cœurs, triomphent de lui, consolent de lui, l'annulent? Le devoir envers la famille, la vocation de la science ou de l'art, le
— 28 —
goût de l'action et des armes, le culte de la patrie, le dévouement à la souffrance, l'attrait vers Dieu. Sous toutes ces formes est glorifié le sacrifice de l'amour à des amours plus généreux, plus vastes, plus féconds, et sont préférés à l'égoïsme les re- noncements qui perpétuent l'ordre social. Ainsi le roman qui semblait le propagateur le plus redou- table de l'anarchie morale devient lui-même le gardien des vieilles disciplines.
Il n'y a point là quelques caprices inexpliqués et partiels de la fantaisie française, mais un mouve- ment régulier et continu de notre pensée nationale. Notre littérature, sous l'influence du xvme siècle, a d'abord servi les droits de l'homme jusqu'à favoriser parfois, contre les intérêts de tous, les égoïsmes de chacun. Mais de moins en moins obstinée en ses erreurs, elle a fini par revenir contre elles à sa tradition. Est-ce à dire que la conscience française fasse amende honorable d'a- voir cru aux droits de l'homme, et revienne avec la pénitence de l'enfant prodigue à la demeure paternelle, et abdique devant l'autorité rétablie et intacte de l'ordre ancien ? Quelques-uns l'affir- ment, et, à la ruine de l'idolâtrie démocratique, n'opposent que l'idolâtrie du passé, seule survi- vante et seule rédemptrice. C'est, je crois, ne comprendre ni la logique, ni la beauté de ce retour. L'histoire de la pensée est pleine de ces repentirs,
— 29 —
par lesquels lintelligence publique se lasse d'at- tentes déçues ou se rattache à des fidélités ou- bliées. Mais l'esprit humain par ses variations ne se désavoue point, il garde une part de ce qu'il délaisse, il ne reprend pas tout ce à quoi il revient, et le passé et le présent, même lors- qu'ils semblent les plus dissemblables, se mêlent, pour préparer l'avenir. L'intellect contempo- rain ne conteste plus que l'ancienne France pos- sédait des traditions nécessaires à toute société, mais il n'a pas cessé de croire qu'elle leur sacri- fiait au delà du nécessaire les droits de l'individu. Il tient à l'émancipation accomplie comme à une réforme légitime, bienfaisante, définitive. Loin que, pour s'asservir à l'ancien dogme des institu- tions indiscutables et imposées d'autorité, il renie son long espoir en l'indépendance de l'homme, c'est par elle qu'il a délibéré, voulu et accompli ce retour aux vérités sociales. Loin que ce progrès soit un brusque saut en arrière et la grande incon- séquence d'une génération, il est le complément logique d'une réforme. Par lui elle ne se contre- dit pas, elle s'applique, elle se complète. Elle n'est pas un recul, mais une évolution. Changement plus vaste et plus sûr qu'une simple restauration du passé. Car autrefois, l'ordre social avait pour unique stabilité et prestige la constance des foules à croire les yeux fermés, et le risque était grand,
- 30 -
comme il le fut en effet, que si un jour elles ou- vraient les yeux, leur vue inexpérimentée ne dis- tinguât pas d'abord l'intangible dans la structure du monde. Aujourd'hui, la force des institutions nécessaires est que l'intellect général les ayant soumises à son contrôle et convaincues par l'expé- rience, soit attachée à elles par raison. Et là est aussi la garantie de leur durée ; car mieux l'intel- ligence s'exercera, mieux elle comprendra ce qui est utile ; plus les hommes éclairés par elle de- viendront nombreux, plus l'intérêt général aura de défenseurs ; et l'inconstance sera moins à craindre, car la raison ne saurait se révolter longtemps contre elle-même.
Tout, il est vrai, repose sur le bon sens géné- ral. Et c'est pourquoi certains se méfiaient. Sans contester cet effort vers les pensées et les œuvres saines, ils craignaient que la tentative fût la singu- larité d'une élite. Inquiète de l'anarchie sociale, elle voudrait opposer la littérature au désordre que la littérature a précipité. Mais pour faire œuvre effi- cace, il faudrait gagner la victorieuse du passé, la préparatrice de l'avenir, la souveraine du présent, la multitude. Cette souveraine, plus qu'une autre, a ses flatteurs. Entre les conseillers qui lui parle- ront de sacrifice et les courtisans de ses préjugés et de ses égoïsmes, comment hésiterait-elle '! Pour la convertir il est trop tard. Ceux qui se flattent de
- 31 -
l'élever à eux n'aboutiront qu'à rompre avec elle. Elle et eux continuent leurs routes divergentes, et, tandis qu'ils graviront la montagne où se gravent les Tables delà loi, la multitude descendra vers la plaine où les fabricateurs d'idoles façonnent pour elle le Veau d'or.
Il y a cinq mois encore ces pessimistes se croyaient le droit de définir la France : trente-huit millions d'isolés, ceux-ci dans leurs plaisirs, ceux- là dans leurs gains, ceux-là dans leur repos, chacun tout à lui-même et au bonheur de son choix ; une race qui laisse des énergies morales s'enliser dans les vases molles des jouissances matérielles. Mais, depuis, ce peuple dont on inter- prétait les sentiments est devenu son propre té- moin. Les plus secrètes profondeurs de son être ont été illuminées d'un si puissant éclair que toute la beauté cachée de notre France a soudain resplendi. L'agresseur croyait, trompé par son propre mensonge, attaquer des Français qui tous auraient quelque chose à préférer à la France. Or, c'est tout le reste qui n'a plus compté, dès l'instant où la France était en péril. Jamais ne fut plus spontané, plus universel, plus magnanime, le senti- ment du devoir envers la patrie. Au premier appel de lanière, tous n'ont plus été que des fils. Les intérêts
- :vi —
particuliers sous lesquels disparaissait la grande oubliée se sont évanouis, et, sans qu'il semblât en coûtera personne, chacun lui a offert ce à quoi il tenait le plus. Elle est devenue pour les hommes de pensée Tunique pensée, pour les hommes d'affaires l'unique affaire, les plus paresseux ont trouvé pour elle de l'activité, les plus sceptiques de l'enthou- siasme, ceux qui avaient contre le régime les griefs les plus légitimes ont oublié leurs répugnances, et les dépositaires du pouvoir quels qu'ils fussent ont été couverts par le drapeau. Le pacifiste, interrom- pant l'article où il condamnait la guerre et l'anar- chiste le discours où il conseillait la désertion, ont grossi l'armée. Cette armée, qu'on avait appelée l'ennemie du peuple, et qui était le peuple lui- même, est devenue du premier jour la sollicitude, l'angoisse, la fierté, la gloire de tous. En même temps qu'elle faisait la force commune, elle fai- sait la paix commune. Sous l'uniforme national, symbole de la ressemblance entre les âmes, s'effa- cent les préjugés qui séparaient les classes et les partis ; dans leurs existences pour la première fois proches et égales d'épreuves, tous ont re- connu leurs mêmes traits : le courage simple, la bonté instinctive, la justice généreuse, la cordialité irrésistible, et dans la fraternité des maux, les ran- cunes ont fait silence. L'atrocité même de la guerre a, parles coups les plus durs, reforgé la France. La
— 33 —
dévastation poursuivie contre les monuments de notre histoire et de notre art a, par les inguéris- sables blessures de la splendeur inanimée, parles larmes des choses, ému le cœur des hommes, et cette pitié, qui est une intelligence, a révélé aux plus ignorants et aux plus dédaigneux de notre vie ancienne leurs attaches mystérieuses à tout notre passé. Les incendies et les pillages, qui, des cités les plus riches aux plus pauvres villages, associent tragiquement les maux particuliers et les maux publics, tant de groupes immobiles et comme pétrifiés qui, statues de la douleur, demeurent autour de leur ruine, tant de foules fugitives à qui ne reste pas même cette tombe de leur bonheur et que la faim pousse sur tous les chemins soulèvent de commisération et de colère même les plus vio- lents négateurs de la propriété, et cette colère comme cette pitié atteste aux socialistes même la légitimité du bien acquis par le travail et con- servé par la famille. Les épargnés se sentent hors du droit commun ; et, pour y rentrer, s'associent aux infortunes des autres. Chacun veut payer sa dette envers tous. Une foule d'hommes et de femmes offrent leur superflu ou leur nécessaire aux maux que l'argent peut soulager et se don- nent eux-mêmes aux maux qui réclament les pré- sences compatissantes et les fatigues des activités secourables. Il a suffi, pour grandir la bonté, que
3
— 34 -
le malheur grandit. De même pour faire capituler la sagesse retranchée dans l'existence terrestre comme en sa forteresse unique, il a suffi que par- tout proche apparût, l'invincible assiégeant, la mort. Au combattant, averti à toute heure que cette heure peut être pour lui fatale, s'impose, en toute son urgence et angoisse la question : Et après? Il aime la vie, c'est parce qu'il l'aime, qu'il a du mérite à la risquer, et plus il l'aime, moins il consent que mourir soit n'être plus. Si sa généro- sité accepte de préférer la patrie à lui-même, sa justice n'accepte pas que, par le plus beau des actes, il se prépare le malheur suprême, l'anéantis- sement. Pour affermir et consoler son courage, se réveille en lui comme le plus impérissable et le plus cher des instincts, la certitude que la mort ne détruit pas la vie mais la transforme. Ceux et celles qui dans ces combattants ont des fils, des pères, des maris, des fiancés, et connaissent la plus dou- loureuse des angoisses, l'impuissance de la ten- dresse à sauver les êtres chers, sentent jaillir de leur cœur cette tendresse en supplications à un maître de la vie et de la mort, de vies que nulle mort ne sépare plus. Et tout témoin des crimes ac- complis en nos jours, quand il contemple, selon la parole du (lies iras, « les sépulcres des régions », a besoin de croire qu'aux auteurs de tels maux il ne suffira pas de mourir pour s'évader dans le néant,
— 35 —
qu'eux aussi devront se survivre, et qu'il faut un juge aux assassins des races. Voilà pourquoi s'est levé un grand souffle de foi religieuse, et par cette foi, dont l'énergie semble nouvelle, la France revient à la plus vieille de ses traditions.
La réaction de conscience qui nous a rendu notre nature ne sera pas d'un jour. Quand après un si- lence plus beau que toute parole, la France recom- mencera à dire par des mots les volonté qu'elle sacre à l'heure présente par des actes, il y a des choses qu'elle ne tolérerait plus A un peuple sauvé par de telles épreuves, l'indifférence envers la pa- trie ne paraîtra pas une liberté, mais une défection. Les attaques à l'armée et les insultes au drapeau ne trouveront plus de complices dans cette France qui pour le drapeau aura répandu son sang et qui ne saurait renier l'armée sans se renier elle-même. Les haines sociales n'auront ni la même prise sur les âmes rapprochées par des affections et des souf- frances communes, ni le même butin dans un pays où la richesse sera moins à partager qu'à refaire.
L'aveugle habileté qui depuis un tiers de siècle imposait comme hygiène la plus épuisante des discordes, et tenait pour le plus vital intérêt d'un pays mutilé dans son territoire, amoindri dans sa puissance laborieuse, déchu dans son prestige ex-
36 —
teneur et dans sa fécondité de race, la ruine des croyances religieuses, ne compromettra plus l'ave- nir. Si Ion prétendait encore que les vaillants de la guerre redevinssent, à cause de leurs croyances,